J'me présente, je m'appelle Alix (1/4)
J'attends devant un joli petit pavillon de la banlieue sud de Nantes. La camionnette vient de se garer. « Julien Bugard » prend visiblement le temps de consulter son téléphone avant d'en sortir. J'hésite... je vais le cueillir, j'attends, je repars ?
Cette histoire de groupe m'a trotté dans la tête pendant trois semaines. J'oscillais entre le « c'est complètement tordu » et l'envie folle d'essayer. Sans surprise, c'est María qui a fini par me convaincre. J'avais tenté de le chasser sur les réseaux sociaux, mais il ne possédait qu'une page publique inhérente à son activité de menuiserie : rien sur sa vie privée.
- Sa vie privée ? Mais qu'est-ce que tu t'en fous, de sa vie privée ?, m'avait demandé mon amie espagnole.
- On ne sait jamais, et si c'était un taré qui séquestrait les filles et les découpait en morceaux ?
- Et tu espères trouver ce genre d'informations sur Facebook ? Tu cherches quoi, s'il a liké la fan page de Xavier Dupont de Ligonès ?
- Gnagnagna...
- Il serait plus efficace de demander à ta meilleure pote avocate de vérifier son casier judiciaire.
- C'est illégal, ça.
- S'il ne fallait faire que des choses légales dans la vie...
- Je vais faire comme si vous n'aviez pas dit cela, Maître Delgado.
- Bon, sinon, avec la carte, tu retrouves son numéro de Siret et son adresse, Cariño, hein. Ohlàlà, t'es sûre que t'as fait du droit, toi ?
- Et je fais quoi, une fois que j'ai son adresse ?
- Bah, tu le prends en filature ! Tu verras bien s'il enterre des corps.
Je n'ai pas pris Julien en filature, je me suis contenté de l'attendre devant chez lui, puisque sa maison est attenante à son entrepôt. Je sais que la seconde d'hésitation de trop me feras faire demi-tour. Alors, quand je le vois ouvrir sa portière, je me précipite à sa rencontre.
- Salut !
Il sursaute.
- Salut... Ah !
- Je ne sais pas si tu te souviens, je suis la fille du karaoké, tu sais.
- Oui, je me souviens oui.
- Euh... (petit silence gêné) Voilà, déjà, je voulais m'excuser pour mon accueil un peu musclé...
- Ouai... T'étais un peu sur la défensive, ouai.
Ma nouvelle biographie : « Alix Lagadec, un peu sur la défensive ». Ça me correspond très bien.
- Ça va, t'inquiètes. Je comprends que ça a pu te paraître louche.
- Ouai, louche, c'est ça.
- Tu veux entrer ? On parle autour d'un café ? Enfin un café... il est dix-huit heures passé mais bon, façon de dire.
C'est peut-être l'ultime moment pour s'enfuir avant qu'il ne me découpe en rondelles.
- Ok. Va pour un café de dix-huit heures.
On entre dans une coquette maison aux murs blancs et au plafond traversé de poutres imposantes et vernies. Les meubles sont en bois brut, et quelques tableaux habillent la grande cloison de la pièce de vie. Pas de doute, le métier de Julien transpire des murs. Je suis épatée. Il me laisse admirer, l'air amusé.
- Euh, hum. Pardon. C'est vachement chouette, chez toi.
- Merci. Un café, donc ?
- Ah ah ! Non, je vais plutôt prendre un verre d'eau.
Il m'invite à m'installer dans le salon et revient avec deux verres.
- Alors... Vas-y, je t'écoute. Dis-moi ce que tu fais devant chez moi ? Et d'ailleurs, comment t'as su où j'habite ?
- J'ai mes sources.
- (il me regarde, interdit) Tu sais que c'est un peu flippant, quand même ?
- La blague. C'est lui qui flippe alors que c'est lui le potentiel découpeur de femmes.
- Bon, je reconnais que ce n'est sûrement pas la manière la plus adéquate de rentrer en contact avec toi... Mais c'est... du moi tout craché. Désolée.
- Ok... (il semble toujours sceptique.).
- Je voulais me garder la possibilité de faire demi-tour et me défiler. Parce que je ne suis pas sûre de pourquoi je suis ici ce soir. Je suis curieuse de connaître ton truc de groupe, là, mais je ne sais pas si je suis capable de franchir le pas de... chanter ?
- Franchir le pas de chanter ? T'as transformé une chanson bretonne vieillotte en show lors d'une soirée karaoké au milieu de parfaits inconnus. Les gens étaient debout à t'applaudir ! Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir de plus difficile ?
- J'étais alcoolisée, ça m'a désinhibée. Je ne réitérerais pas là, à jeun.
- Si tu chantes comme ça quand t'es bourrée, j'ai hâte de t'entendre quand tu es sobre.
- J'ai peur que tu te fasses des idées démesurées de ce dont je suis capable, quand même...
- (il sourit) Permets-moi d'avoir confiance en mon jugement.
Un bruit nous interrompt : la porte d'entrée s'ouvre sur une femme et deux enfants qui entrent en courant dans la maison et s'arrêtent net en me voyant.
- Papaaa !!... Oh ?
Celle qu'il m'avait présentée comme étant sa femme nous dévisage, puis semble me reconnaître et adresse à son mari un regard surpris – de genre, agréablement surpris. Ouf. La situation aurait pu être bizarrement interprétée, maintenant que j'y pense.
- Clem, est-ce que tu te souviens de... Euh, tu ne m'as même pas dit ton nom, en fait ?
- Ah ? (je me lève et lui tend la main) Alix !
- Bonsoir, Alix. Quelle surprise de vous revoir. Y-aurait-il une bonne nouvelle dans l'air pour le groupe ?
Julien hausse les épaules et m'interroge du regard.
- Euh, ohlà, je n'irai pas jusque là... Je venais juste me renseigner mais je dérange, je suis désolée... Je vais y aller.
- Attends ! Pourquoi ? On n'a parlé de rien ! Tu t'es quand même pas emmerdé à trouver mon adresse pour venir boire un verre d'eau ?
- Non mais c'était idiot de ma part, je n'oserai jamais faire ça. Vraiment.
Il en reste les bras ballants.
- Au revoir, Julien, euh, Clem ? Merci pour le verre d'eau. Bonne chance pour vos recherches.
J'ouvre la porte et franchis le palier.
- Mardi. Vingt heures.
- Quoi ?
- On se retrouve tous les mardis à vingt heures. Chez celui d'entre nous qui a un local suffisamment spacieux pour entreposer une batterie, du matos et ne pas emmerder les voisins. Je te laisse deviner l'adresse. Si ça te tente...
Il me sourit en me tenant la porte.
Annotations