J'me présente, je m'appelle Alix (3/4)
Julien fait claquer sa cymbale comme un point final. Je garde les yeux fermés quelques secondes, juste le temps d'atterrir. Je réalise que je viens de chanter devant ces mecs une chanson avec des tonalités de voix improbables, du très grave et des « Ah iiiii » extrêmement aigus, que je n'avais jusque-là jamais osé en dehors de ma voiture, dans les bouchons, pour faire rire et patienter mon fils. J'ai fais des gestes bizarres avec mes bras, j'ai fais des mimiques qui les a même fait rire – oui, j'ai vu un début de sourire chez le bougon Maxime. Surtout, élément autant improbable qu’inattendu, je me suis amusée et j'ai trouvé ça... fun. « Rien que du fun », m'avait du Julien. Ça y est, je saisis.
- OH LA LA !!! (j'ouvre les yeux) Han Julien, t'es un boss sur ce coup : elle est géniale !!!
Comme prévu, Jonathan sautille – littéralement – sur place, ce qui est assez surprenant. Il se dirige vers moi, et je vois qu'il fait beaucoup d'efforts pour ne pas me toucher ni, je crois bien, me sauter dans les bras. Il frôle juste mon épaule dans un geste amical et me gratifie d'un immense sourire.
- Tu chantes trop bien ! Han là là ces « Hiiii » de fou que tu nous a fait, à froid là ! Et tu dis que tu n'y connais rien ?
- Non.
- Tu ne chantes pas du tout ?
- Si, dans mon appart quand je suis sûre d'être seule, et dans ma voiture, et parfois dans un moment d'égarement, lors de soirées karaoké où mes copines collantes me traînent de force.
Jonathan échange un regard avec Julien, qui hoche la tête. Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Bon Max, tu joues au caïd encore un peu, ou tu te ranges de notre côté ?
- Je vois bien que vous vous extasiez, ouai...
Il nous tourne le dos et se dirige vers une étagère.
- T'es bretonne ?
- Hum, oui, pourquoi ?
- « La jument de Michao », qui chante ça à part les irréductibles ?
Je hausse les épaules. Il ne me regarde toujours pas.
- Tu connais Saint Malo ?
- Euh... Saint Malo ?, je répète bêtement.
- Max, t'abuses ! Tu lui fais passer un test d'entrée au Conservatoire ou quoi ? Saint Malo, enfin ! Prends un truc plus classique...
Max continue un bras de fer qu'il m'est étrangement inenvisageable de perdre.
- Non, non, je lui dis. Saint Malo, moi je veux bien, pas de problème. Mais pas sans bombarde. On fait les choses bien.
Max se retourne, m'adresse – pour la première fois – un grand sourire et me présente une bombarde. Ah.
- Madame n'est quand même pas tout à fait ignorante, à ce que je vois.
- Tu parles, il s'agit juste de tendre l'oreille un minimum quand tu écoutes une chanson.
- Non (le ton de Max est ferme). D'une, il s’agit de porter un intérêt à ce qu'on écoute. Beaucoup de gens s'en fichent, ils consomment la musique mais ne vont pas plus loin. De deux... il s'agit d'écouter comment elle résonne en nous. Et tu sais exactement ce que je veux dire.
Je reste muette. Oui, je crois que je vois ce qu'il veut dire. Il a un côté professoral quand il parle, bien qu'il ait un physique de grand gamin. Il porte la bombarde à sa bouche, laisse un silence, puis entonne la mélodie entraînante de Strollad. J'admire sa cadence impressionnante. Je n'ai plus qu'à assurer, moi aussi.
❝
à St-Malo dans les remparts
à St-Malo et dans les bars
à St-Malo et dans le noir
pour les marins et pour un soir
l'odeur du siècle et des pavés
l'odeur des rues pour l'étendue
se retrouve à St-Malo
pour y traîner et pour bientôt
oh ! oh ! à Saint Malo !
oh ! oh ! à Saint Malo !
❞
Max me sourit d'un air satisfait. Il semble que de constater que je connaisse les paroles et que je le suive soient les éléments ultimes pour le convaincre. Il se tourne vers Julien :
- Ok, ok. (Jo jubile à ces mots) Je reconnais. T'as bien fait d'aller aborder une inconnue éméchée qui chante « la jument de Michao » comme si elle était Beyoncé.
- Quoi ? C'est comme ça que tu m'a présentée à eux ?!
Julien m'adresse un sourire crispé, je crois comprendre que c'est un « désolé ».
- Honnêtement, j'ai eu bien du mal à leur décrire ce que tu as fait... c'était tellement... hors du commun. Mais, maintenant que les gars sont conquis, peut-être que l'on devrait faire connaissance pour que tu puisses te décrire toi-même d'une bien meilleure manière ?
- J'ai pas dis que je restais avec vous, hein...
- Oh, come on ! Tu trouves mon adresse, je ne sais toujours pas comment d'ailleurs, tu te pointes chez moi, puis tu débarques lors d'une de nos sessions et tu chantes deux trucs en y mettant les formes... Je veux dire : t'aurais pu bâcler tes chansons, mais non, tu les as scotchés les deux, là... Et tu voudrais me dire que c'est pour nous dire « bye bye » désormais ? C'est pas sérieux !
Je souris malgré moi. Il a raison, je n'ai juste pas encore envie de me l'avouer.
- Bon, aujourd'hui, on n'a plus le temps mais... Mardi prochain, tu viens plus tôt, et on mangera ensemble pour discuter avant de jouer ?
- Hum, d'accord. J'ai hâte d'en savoir plus sur vous. Vous n'avez pas l'air de dépeceurs, finalement.
Ils écarquillent les yeux, et je tourne les talons en leur faisant un signe de la main.
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