Chimère

3 minutes de lecture

Toutes mes capacités de concentration s’étaient envolées avec l’arrivée de l’animal. Il se pavanait sur la scène sans se soucier du reste du monde. Qu’est-ce qu’il faisait là, d’abord ? Ce n’était pas un endroit pour un volatile. Il avait l’air de les narguer, ces importants, ces riches, ces puissants, avec son plumage blanc candide en opposition de leurs costume sombres. Du moins, une grande partie d’entre eux. Car, bien sûr, la tenue écossaise du président ravivait la tribune par ses couleurs.

« Je voudrais également remercier nos partenaires islandais pour leur présence cette année aussi ! » reprit-il après une conséquente introduction que j’ai sautée, trop distraite par le coq. « Sans plus tarder, je vais maintenant laisser la parole à notre exceptionnelle directrice générale, Lucie Bishop ! » conclut-il, échangeant sa place avec la jeune femme. Je n’ai pas vraiment fait attention à ce qu’elle disait, ni même accordé beaucoup d’importance à l’assemblée en général. Je me souviens juste des couleurs désormais floues des participants, les siennes en particulier. C’était comme me voir dans un miroir, une chimère inaccessible, une silhouette illusoire de mes désirs.

Sa beauté naturelle, son chemisier turquoise sous un costume de jade et une opale posée au-dessus de sa poitrine ne faisaient qu’enrager la fille envieuse au fond de moi. La lumière projetée sur elle jetait ses éclats dans l’ombre où je demeurais. Les souvenirs pénibles de mes études ressurgissaient, les amitiés difficiles et trop rares à Londres, leur nombre décroissant à la Sorbonne, le fardeau de l’échec et les dernières années dans la solitude. J’étouffais dans mon chagrin nostalgique quand la voix de la directrice générale prit le dessus sur mes pensées : « Enfin, sans mauvais jeu de mots, le dernier, mais non par ordre d’importance, Nikola von Lorentz ! »

Il rejoignit la scène où attendaient un autre candidat et une candidate, un sourire rassurant aux lèvres. La démarche modeste, seule sa décoration à son costume le faisait ressortir du lot. En réalité, c’est exactement cette allure modeste qui se dégageait le plus de lui et qui le rendait si unique. Cette modestie, aussi, qui a certainement séduit la jeune adolescente incertaine que j’étais, perdue dans la grande métropole londonienne et dans ma vie, dans mes relations. Une étincelle dans ses yeux qui a suffi à créer un feu en moi et me donner sa chaleur vitale.

En me rendant compte de cela, de mon parcours sinueux, du gouffre terrifiant de l’échec à quelques pas de moi, j’ai eu peur, encore plus peur de me brûler les ailes avec ces fragments de bonheurs qui semblaient s’installer dans ma vie. Un travail, un appartement, des amis. Il suffisait d’un rien pour qu’ils disparaissent et me retrouve seule, encore, comme à Londres, comme à Paris.

Les applaudissements grondaient de nouveau lorsque le présent reprit sa place dans mon esprit. Les trois candidats venaient d’être élus avec une large majorité. Nikola von Lorentz, directeur de la rédaction du groupe, un homme aussi haut dans la hiérarchie pouvait-il raisonnablement perdre son temps avec une personne de mon statut, jeune, inexpérimentée, rancunière, envieuse et simple journaliste de surcroît ? Des gens tueraient pour être à ma place. La méritais-je seulement ?

À la fin de l’assemblée, j’étouffais, ma tête tournait, mes force me lâchaient. Je ne tardai pas alors à rentrer à l’hôtel échanger ma robe pour des vêtements plus détendus et me nourrir de tout ce qui me tomberait dessus, grignoter jusqu’à la fin de la nuit. Mais les inquiétudes ressenties au cours de la journée n’étaient pas infondées. Si rester dans environnement pareil me provoquait autant d’agitation, je devais y remédier d’une façon ou d’une autre.

Aucune issue ne me plaisait, chacune avait ses défauts. Au fur et à mesure que la liste des choix disponibles s’amenuisait mon indécision fusait de plus en plus. Alors, il fallait reprendre depuis le début, revoir mes possibilités, retomber sur la même conclusion et ainsi de suite, jusqu’à mon retour à Strasbourg.

L’atmosphère familière des bureaux aurait bien pu m’inspirer davantage dans mes réflexions, obtenir de meilleurs conseils que les miens, trancher une fois pour toute sur mon sort ou encore faire disparaître mes craintes, ce qu’une partie de moi-même espérait. De cette façon, la vie poursuivrait son cours et les choses s’arrangeraient toutes seules pour le mieux, mais toutes les tergiversations du monde ne réussissaient pas à me détourner du chemin glissant que j’empruntais. J’avais déjà pris ma décision.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Insaisissable ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0