Lettre
Née à Saint-Malo d’une mère britannique et d’un père français, je n’ai jamais manqué de rien auprès d’eux pendant mon enfance et adolescence. J’ai passé la première partie de celles-ci à Hastings après un an dans ma ville natale. Ensuite, nous avons déménagé à Londres et j’ai intégré une école pour jeunes filles en entrant au lycée. J’avais de bonnes notes, j’étais consciencieuse sur mes devoirs et voyais un avenir prometteur devant moi. Je pensais que tout irait bien, que je ferais de bonnes études dans de bonnes universités, décrocherais rapidement un emploi stable et bien rémunéré, me ferais beaucoup d’amis, rencontrerais quelqu’un de bien qui partagerait sa vie avec moi et que nous serions heureux. J’aurais dû m’en douter.
Si seulement ces pensées pouvaient disparaître et avec elles mon passé, il y aurait une chance que les choses se passent autrement. S’il y avait quelqu’un à qui je pouvais me confier, d’anciens camarades de classe, des amis du lycée, ma famille, mes parents. Alors que leurs noms défilaient sur mon portable dans l’obscurité de la nuit dans cet appartement soudainement si vide, la douleur réapparut :
Monsieur von Lorentz,
Je vous écris pour vous faire part de ma récente résolution concernant mon avenir professionnel à la rédaction de Strasbourg. En effet, il semble évident que malgré les nombreuses compétences obtenues présentes et futures auprès de vous, ma contribution dans les efforts de l’entreprise n’ont pas été à la hauteur de la réputation d’un groupe de presse aussi prestigieux que le vôtre.
Consciente de l’état de mes performances professionnelles actuelles, je vous demande ainsi de bien vouloir accepter ma démission.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mon profond respect,
Eleanor Sullivan
En quelques lignes, toute mon anxiété se matérialisait sur cette feuille de papier encore plus pressante que les mots posés dessus. Le soleil perdait de son intensité comme un fait exprès au moment où je partis délivrer le message à son destinataire. Une main posée sur mon épaule révéla une présence cachée derrière moi. Le geste menaçant glaça le sang dans mon corps et découvrir Aurore le visage empli de mépris coupa mon souffle : « Où diable penses-tu aller ? » dit-elle avec sa voix douce qui n’avait rien de rassurant dans cette situation. Elle me foudroyait du regard de ses yeux froid où je me serais perdue comme les âmes des damnés.
« Ce n’est pas ce que tu crois ! » me défendis-je, sans trop d’espoir de convaincre. « Tu veux nous quitter ? » lança-t-elle avec la même aura glaciale. « Non, ce n’est pas ça ! C’est juste au cas où », esquivai-je, le poids de la discussion toujours plus grand sur mes épaules sous le regard de plus en plus insistant d’Aurore qui acheva de me perturber en un seul mot : « Pourquoi ? »
Je ne pouvais pas répondre à sa question, je ne le voulais pas. Cela n’aurait fait que confirmer ce que je savais déjà, que j’étais une incapable. Mais rester silencieuse représentait un aveu encore pire à reconnaître. Si seulement elle ne m’avait pas surprise dans cet état, la question ne se serait même pas posée. Fuir n’était guère envisageable et dire la vérité non plus. D’un autre côté, si elle avait vu la lettre, je n’avais pas à m’expliquer :
« C’est pourtant évident, non ?
— Quoi donc ? défia-t-elle toujours aussi entreprenante.
— Laisse-moi tranquille, je fais ce que je veux ! rétorquai-je faussement exaspérée.
— Est-ce que tu lui as demandé, au moins ? »
Non, bien sûr que non. Pour lui demander quoi au juste ? Sourire aux lèvres, démarche aguicheuse : « Salut ! C’est moi, Eleanor ! Je ne sais rien faire dans la vie mais je voulais savoir si je pouvais rester travailler ici quand même si ce n’est pas trop abuser ! Je sais qu’une fille pas douée comme moi n’est bonne qu’à une chose mais si je peux être utile je le ferai avec joie ! » Et ensuite quoi ? J’ai toujours détesté les filles superficielles de ce genre, au fond, parce que j’en suis certainement une moi-même. Je me suis toujours détestée.
Vas-y Eleanor, fais ce que cette femme accomplie te dit de faire, cette femme que tu ne seras jamais, demande conseil au superviseur une fois pour toutes, qu’on en finisse. Peu importe la suite. Je devais m’en douter que ça finirait de cette façon, si je l’avais accepté plus tôt, je n’aurais pas subi toute cette colère, cette frustration.
La porte du bureau était ouverte et pendant un instant, j’ai cru que je pourrais m’en sortir, que je ne confronterais pas mes lacunes devant Nikola von Lorentz, lui parmi tous les autres. Loin de mes préoccupations, allongé sur le futon coloré, son casque sur les oreilles, il se releva et se tourna vers moi. Il va de soi que le courage me manquait pour le regarder dans les yeux. Aussi, les mots peinaient-ils à sortir de ma bouche : « Patron. J’ai beaucoup réfléchi. Au sujet de ma présence ici, je pense tout le monde se porterait mieux sans toutes mes erreurs. Je voulais vous présenter mes excuses pour tous les manquements que j’ai pu commettre. Je comprendrais que vous m’en vouliez de ne pas être à la hauteur. »
Ce dernier mot est sorti comme s’il avait entrainé toutes mes forces et mes inquiétudes. Il ne demeurait plus en moi qu’un épuisement profond. Le silence nous entourait, seul témoin de la scène figée dans le temps. Le vide dans ma tête préparait le choc lorsque tout se remettrait à bouger. Les paroles d’un journaliste aguerri que j’admirais, aussi puissantes que dans mes souvenirs d’adolescente, allaient forcément laisser une empreinte impérissable en moi : « Non », réagit-il.
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