Distraction
Non quoi ? Non je ne serai jamais à la hauteur ? Non mes fautes sont impardonnables ? Non mon avenir est compromis ? La voix du rédacteur en chef interrompit heureusement la pause qui marquait le début d’une réponse plus longue : « Quelqu’un comme moi n’a aucun droit de te faire des reproches. En fait, tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais de la peine que tu t’en ailles. »
Il avait le regard ailleurs en disant cela, les dents légèrement serrées avec cette lueur de détresse dans les yeux qui en disait plus que ses mots. Comme s’il tenait à moi, au fond. Ou pour d’autres raisons que je ne connaissais pas. Assez pour me faire douter. Je ne valais sans doute pas grand-chose si ce tout petit signe imaginaire d’attention suffisait à me rendre tellement heureuse. Si seulement je pouvais en avoir la certitude : « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » lâchai-je, regrettant immédiatement la supplique minaudeuse qui en était sortie. « Cela n’a aucune importance », esquiva-t-il d’un air qui semblait déjà volontairement ambigu dans mon esprit enflammé.
Je ne savais pas quoi faire. D’un côté, je me traînais de plus en plus pour essayer de garder un rythme qui allait au-delà de mes forces. La motivation chutait, l’espoir s’amincissait. D’un autre côté, voilà que le rédacteur en chef s’opposait à moi. Il avait sans doute raison et des années d’expériences pour juger ma décision précipitée. « D’accord, je vais y aller », succombai-je avant de quitter les lieux. Partir à la dérive, c’est tout ce que je savais faire.
Mon humeur était pesante et bloquait toute avancée dans mon travail. Alors, je perdais mon temps à regarder des choses inutiles qui n’avaient rien à voir avec le journalisme. Un Garry sauvage rôdant d’un bout à l’autre du bâtiment, un Grégoire tête en l’air qui ne semblait pas s’en faire le moins du monde, une Aurore assaillie par ses soupirants ou la petite peluche sur son bureau. Le temps de m’attendrir un peu sur l’animal que déjà je me faisais attaquer par technique d’étranglement :
« Lâche-moi, Clara !
— Non, tu es à moi !
— Arrête, s’il te plaît ! suppliai-je prisonnière dans son étreinte câline.
— Mais tu es tellement douce que je ne peux pas résister, dit-elle alors que son parfum sucré achevait de m’envouter.
— Au secours. »
Heureusement, elle n’insista pas excessivement à se coller à moi et je retrouvai un peu de répit dans cette tempête d’affection. Mon cœur continuait de battre rapidement et je ne pouvais pas me permettre de baisser ma garde avec la brune explosive près de moi. Le moindre faux geste pouvait s’avérer fatal et mon rythme cardiaque ne pourrait pas supporter une autre attaque surprise. « Quelque chose ne va pas, Lea ? » amorça-t-elle. « Je suis fatiguée », esquivai-je sans être bien convaincante. Après un instant de réflexion, elle reprit : « Je sais ce qu’il te faut ! Ce soir on sort en ville et je vais te présenter quelqu’un pour toi ! »
Là elle dépassait les bornes. Je ne me suis jamais immiscée dans sa vie sentimentale, moi. Et puis qu’est-ce qu’elle savait de moi pour tout à coup jouer les entremetteuses ? Refus inconditionnel de ma part face à l’outrage subi : « Non ! Occupe-toi de tes affaires. Tu es déjà assez incontrôlable en temps normal, alors si en plus tu commences à jouer avec mes sentiments, je ne veux pas savoir de quoi tu es capable. »
Boudeuse un moment, elle laissa son rire naturel prendre le dessus jusqu’à me faire oublier mes pensées noires. Sa joie contagieuse réchauffait mon cœur et bientôt ses embrassades envahissantes réveillaient d’anciens souvenirs bien enfouis. À force de fuir la gentillesse des autres, je ne savais plus comment exprimer la mienne. Cette fois, heureusement, mes gestes s’étaient faits plus éloquents que les mots. Technique d’étranglement à mon tour :
« Tu sais que tu es vraiment une peste ?
— Tu parles ! Tu t’es vue, toi ? répliqua-t-elle narquoise.
— Je ne saute pas à la gorge des gens, moi.
— Alors qu’est-ce que tu es en train de faire, là ?
— Je te rends la monnaie de ta pièce. »
Rien de productif n’est sorti de cette bagarre amicale qui s’est poursuivie toute la journée jusque tard dans la nuit avec les habitudes festives de mon amie. Se plonger dans les boissons, oublier les tracas, se laisser guider par ses envies, s’amuser. Comme il était attrayant de balayer ses pensées d’un revers de la main. Ce que j’avais apparemment fait plus que de raison comme le montrait la preuve cachée dans mon téléphone.
Annotations
Versions