Conflit

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L’aura intimidante et la grande taille de Garry me faisaient redouter le pire. Je le savais virulent et pas très accommodant, ce qui n’était pas pour me rassurer. Si j’avais malheureusement l’habitude de voir tous mes articles rejetés, cela ne justifiais pas de me faire envoyer sur les roses par un individu aussi rustre que lui, et j’étais prête à le lui faire savoir si jamais il osait passer ses nerf sur moi. Son regard déjà ne laissait pas entrevoir de bonnes nouvelles : « Et tu veux que je te dise si moi je serais prêt à le publier ? »

Le patron répondit par l’affirmative et l’autre donna ainsi son avis dont je me serais bien passé mais qui révélait la noirceur de son être : « Hors de question. Ils peuvent manger des pingouins s’ils pensent que je vais perdre mon temps et lancer une campagne juste parce qu’une bonne femme s’est soi-disant faite sauter. »

L’horreur de ses paroles était telle que je ne pus me retenir de souffler de colère. L’oreille fine, il m’entendit :

« Quoi, qu’est-ce que tu veux ? lança-t-il d’un regard mauvais.

— Elle ne s’est pas faite sauter. Elle s’est faite violer !

— Couine tant que tu voudras, ça ne m’intéresse pas. J’ai mieux à faire.

— Comme quoi ? Ça dérange votre lecture ? Indignez-vous ! c’est juste pour faire semblant d’être cultivé ou vous avez lu ce qu’il y a dedans aussi ? Un indice, c’est écrit dans le titre, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ! »

Il ne devait pas avoir l’habitude qu’on lui résiste, car il ne répondit pas immédiatement malgré mon petit mètre soixante-dix. Il jeta un œil au livre, à mon superviseur, puis me défia du regard tellement intensément que tout le vert de ses yeux ressortait de son visage sombre tant par la colère que par la couleur de sa peau foncée. Il quitta enfin la pièce non sans exprimer son mécontentement à mon égard : « Bon sang, qu’est-ce que tu es énervante ! »

On aurait pu en rester là. Maintenir basse notre détestation mutuelle, s’éviter à l’avenir pour ne pas faire grandir le conflit insurpassable qui nous opposait, ignorer les actions de l’autre comme le fossé entre nous et empêcher ainsi l’escalade périlleuse qui se dessinait. Et pourtant, c’est lui qui relança les hostilités, nourrit la source grandissante de notre inimitié, là-même où elle venait d’exploser, dans le bureau et sous le regard dépassé du grand Nikola von Lorentz.

Ce dernier avait connu le plus grand conflit militaire du siècle, la guerre civile en Somalie, avait même été blessé lors d’un bombardement américain, s’était montré plus que décisif auprès des autorités rebelles et internationales, une paix sommaire s’était esquissée à l’issue des négociations qu’il n’avait jamais cessé de défendre. Une partie non-négligeable de la population somalienne voyait même en lui un héros, le plus fidèle allié de la justice. Mais déminer la situation entre moi et Garry, cela relevait de l’impossible !

D’autant plus que c’était lui, et uniquement lui, le fautif. Je ne lui ai jamais cherché des noises, moi. Je ne me suis jamais comportée de façon odieuse… à son égard, moi. C’est lui qui, par ses propos immondes, avait provoqué ce malaise et cristallisé les tensions. Et voilà maintenant qu’il venait remettre de l’huile sur le feu :

« J’espère que tu es contente. On dirait que quelqu’un a entendu tes jérémiades.

— Bonjour, comment allez-vous ? répondis-je.

— Mais pourquoi ils s’en prennent à nous, Nick ? C’est quoi leur problème à ces dégénérés ? Une femme, noire, qui couche avec d’autres femmes, qui soi-disant va à la mosquée…

— Ce n’est pas comme si vous aviez exactement la bonne couleur de peau non plus.

— Ce n’est pas comme si tu avais le bon système reproducteur non plus, mais ce n’est pas le sujet. »

Cette fois, je n’ai pas fui son regard, je lui tenais tête en apprenant ses tendances non seulement misogynes et homophobes, mais aussi xénophobes. Comment quelqu’un avec des opinions aussi répugnantes avait fait pour entrer à faire partie du groupe de presse le plus progressiste de France et d’ailleurs devenait de plus en plus un mystère. Combien d’autres étaient dans son cas ? Est-ce que je m’étais trompée au sujet du Dernier ? Mais comment ? Après une décennie à suivre l’actualité auprès d’eux, n’aurais-je pas au moins découvert quelques signes avant-coureurs ? Une chose était sûre, d’une façon ou d’une autre, un jour ou l’autre, je lui ferai payer à ce pourri. La continuité de ma carrière en dépendait.

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