Chapitre 10. Family Portrait (Portrait de Famille)

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Le soir du dix novembre 2007 marquait le septième mois de la grossesse gémellaire de Bertha. Un accouchement par voie naturelle semblait le plus probable car tout se déroulait à merveille, à ce stade. Mais c’était sans compter sur la chute qu’elle fit devant son immeuble en raison du verglas. Le reste de la soirée, elle ressentit des douleurs croissantes qui l’obligèrent à aller à l’hôpital. A deux heures et demie du matin, Caleb et Miranda pointaient le bout de leurs nez identiques dans ce monde. Après un passage d’une semaine en couveuse, les petits jumeaux quittaient l’hôpital Lariboisière, dans les bras de la maman et du nouveau papa très fière.

Diane Letailleur, la plus jeune sœur de Kevin, était de passage à Paris et pu ainsi aider les jeunes parents pendant plusieurs semaines pour assurer les soins quotidiens des bébés. Elle devint une habituée de la tâche pendant les vacances d’été à rallonge qu’elle passait chaque année dans sa famille.

Diane fut la première à remarquer ce que Kevin et Bertha ne semblaient pas prêts de voir ou à vouloir admettre, peut-être en raison de leur rythme de vie intensif. Vers ses deux ans, les attitudes de la petite Miranda trahissaient un retard de motricité par rapport à son frère. En 2011, quand elle eut quatre ans, Diane fit part de ses doutes à Bertha. A compter de ce jour, la vie des Letailleur bascula dans une spirale infernale qu’ils ne maitrisaient plus. Ils devinrent vite abonnés aux différents services pédiatriques parisiens spécialisés dans les maladies rares.

Le diagnostic fut rendu après des mois interminables de recherches : Leucodystrophie juvénile tardive, une maladie héréditaire affectant sérieusement les capacités motrices et cognitives chez l’enfant.

Pour Miranda, la découverte à cet âge laissait présager une issue relativement favorable. Même si, au plus tard à la fin de son adolescence, elle finirait en chaise roulante.

Le Docteur Ian Muirhead, ami de longue date de Kevin Letailleur, lui proposa son aide quand il apprit la nouvelle. Il était chercheur à l’Université d’Edimbourg, spécialisé dans les études sur le cerveau. Malheureusement pour Miranda, en 2011, il n’existait aucun traitement miraculeux. La plupart des études sur sa maladie étaient à un stade assez embryonnaire, visant principalement à stabiliser les dégâts collatéraux de la maladie.

L’alerte lancée par Diane Letailleur à propos de sa nièce avait sans doute permis de lui sauver la vie, mais avait déclenché un orage de peines dans la vie des Letailleur.

Miranda eut malgré tout une enfance heureuse, malgré les limitations imposées par son handicap. Caleb fut le meilleur des frères qu’elle aurait pu avoir. La jeune fille cultiva un caractère et une volonté enviable, digne d’une vraie guerrière. Elle finit par devenir entièrement autonome malgré sa condition et l’épée de Damoclès pendue au-dessus d’elle.

Bertha et Kevin se laissèrent submerger par les événements et leur relation se dégrada petit à petit jusqu’à la fin de leur mariage, dans les derniers mois de l’année 2017. A peine dix ans s’étaient écoulés depuis le jour heureux de la naissance de leurs enfants.

***

Plus tôt dans l’après-midi du trois janvier 2023, Miranda rodait près de la maison de sa tante Cecile Caradec. Elle avait appris à la perfection la manière de passer inaperçue au milieu d’un groupe d’inconnus lors des situations gênantes, malgré sa marche lourde et pleine de torpeur. De nos jours, les gens sont habitués à regarder ailleurs lorsque les plus faibles en ont besoin, certainement par peur d’être obligés de leur venir en aide ou pour d’autres raisons moins inavouables.

Elle profita de son état “d’invisibilité” pour s’approcher du tumulte et voir ce qui se passait . La maison des Caradec était la source du vacarme de l’après-midi, alors que Feñch partait encadré par les policiers et les membres de la DGSE. Cécile pleurait, Bertha s’exprimait avec véhémence, Caleb essayait de calmer les deux femmes et les voisins s’adonnaient à un voyeurisme décomplexé. Un ou deux smartphones filmaient en douce afin de pouvoir revendre les images amateur aux médias ; la notoriété de la famille Letailleur devait représenter un petit cachet pour ces paparazzis improvisés.

Miranda comprit en voyant la scène qu’il était trop tard pour qu’elle puisse intervenir. Les retrouvailles avec sa mère et son frère devraient attendre. Tant de choses tournaient dans sa tête. Des choses lourdes à porter et qu’elle mourait d’envie de partager avec eux, en face à face.

Néanmoins, la tournure de la situation l’obligeait à se méfier de tout le monde. Elle savait que les propos entendus lors de la discussion à Noël de son père étaient terribles et inavouables. Le seul fait de les partager avec sa famille les mettrait aussi en péril. Pour l’instant, elle garderait ces informations pour elle et ce serait mille fois mieux ainsi.

Pourtant, aujourd’hui, elle avait si besoin de cette mère qui l’avait abandonnée quand elle n’avait que dix ans. Son frère lui manquait tellement, lui qui avait souffert de cette séparation familiale, tout aussi déchiré par le même chagrin qu’elle.

Miranda finit par se faire une raison, la foule commençait à se dissiper et il était temps pour elle de disparaître à nouveau. Un seule image resta imprimée dans sa mémoire, celle de la policière qui tirait son oncle Feñch par le bras. Elle connaissait cette femme car elle était présente dans l’appartement de Kevin Letailleur le soir de Noël, participant d’une voix vive à la discussion téléphonique que son père menait par haut-parleur depuis son smartphone.

Pour la jeune fille, il y avait tant d’images à traiter en une seule fois, tant de sentiments à digérer ; toutes ces informations étaient pour elle comme un cadeau de Noël que l’on ne souhaiterait jamais avoir reçu.

De leur côté, après le départ des policiers, sa mère et sa tante rentrèrent dans la maison comme resignées.

***

Ian Muirhead gardait une relation plutôt fraîche avec Kevin et Bertha Letailleur, et ce depuis la naissance des jumeaux. Avant cet événement, Kevin, Feñch et Ian réussissaient à entretenir une proximité, malgré la distance et leurs chemins de vie divergents. Ils s’étaient même comportés comme des frères jusqu’à leur entrée dans la vie adulte.

Ian se sépara le premier du trio fraternel, lorsqu’il partit pour Bombay vivre avec sa mère. Celle-ci était originaire d’Inde et le décès du père de Ian la poussa à revenir dans sa patrie natale. Par la suite, Ian rentra à Edimbourg pour ses études et pendant une période réussit à renouer des contacts proches avec Feñch, lorsque celui-ci s’installa pour un temps en Écosse avec Cécile pour leur travail.

*

Après la découverte des textos sur le téléphone à clapet de Feñch, ainsi que ses messages sur son profil QuickLook, Caleb s'excusa pour aller se reposer un moment. Le décalage horaire, la fatigue et le stress avaient eu raison de lui. Quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis que leur avion en provenance de Rio s’était posé, mais tant de choses s’étaient enchaînées depuis.

Il entra dans l’une des chambres d’amis des Caradec, posa enfin ses affaires sur le lit et prit son téléphone. Un sentiment de solitude l'envahit, bien que sa sœur souffrait plus encore et depuis plus longtemps du manque de contact physique avec les siens. Il envoya un message sur Signal à Miranda : “Tu nous manques Miranda, il faut que tu reviennes”.

La réponse fut instantanée : “Je connais la policière qui vient de sortir avec oncle Feñch, elle était avec Papa le soir de Noël”.

Le sourire qui venait de se dessiner sur le visage de Caleb en découvrant le retour rapide de sa sœur, s'effaça à la même vitesse que la lecture de son message. Il répondit : “Tu penses que le capitaine Bichon peut nous aider à retrouver Papa ? ”.

“Je ne sais pas ! J’essaie de me renseigner sur elle. D’ici là : Silence radio. Je t’aime mon frérot".

Caleb se précipita vers le salon pour partager la dernière trouvaille de sa sœur, mais s'arrêta net dans le couloir devant la conversation houleuse des deux femmes.

  • Tu sais que je ne peux pas me pointer après toutes ces années et demander de l’aide à Ian, insistait Bertha à ce moment-là.
  • C’est une situation extrême, et tout a commencé à cause de lui, réclama Cécile.
  • Tu crois que je ne le sais pas, mais comment pourrait-il nous aider avec la garde à vue de Feñch, il s’est mis lui-même dans cette situation ! s’indigna Bertha.
  • Mon mari a peut-être tous les défauts du monde, mais blesser sa propre famille n’en fait pas partie, dit Cécile en tentant de le défendre.
  • Je ne peux pas me permettre de laisser sortir la vérité sur le père biologique de mes enfants, tu le sais bien Claire ! Cette situation avec Ian et Feñch finira par tout faire éclater au grand jour, Caleb sera anéanti et je ne veux même pas imaginer les effets que cela pourra avoir sur Miranda.
  • La stérilité est l’une des choses que je connais le mieux au monde et que je partage malheureusement avec Kevin, mais les enfants n’ont pas de raison de l’apprendre. Peu importe la gravité de la situation. Ne t’inquiète pas Bertha, le secret sur le donneur est en sécurité avec nous tous. C’est pour cette raison que vous avez choisi l’un des meilleurs amis de Kevin !

Dans la pénombre du couloir, Caleb retint son souffle pour s'empêcher de s'effondrer en sanglots. Une seule envie le brûlait de l’intérieur, celle de faire irruption dans la pièce et d’interpeller sa mère sur l’identité de celui qu’elle avait appelé son “père biologique” : était-ce son oncle Feñch, ou le Docteur Ian Muirhead. Il essaya de garder le silence le mieux qu’il put, en espérant que le nom finisse par sortir au cours de la conversation.

Cécile finit par composer le numéro de Ian Muirhead. La réponse ne se fit pas attendre.

  • Cécile, comment vas-tu depuis tout ce temps ! lança Ian tout en essayant d’être le plus naturel possible, malgré le ton de sa voix qui vrillait dans les aigus.
  • À ton avis Ian ! Mon frère a disparu, et mon mari vient de se faire arrêter pour une sorte de complot international pour laquelle il est suspecté. C’est un cauchemar !
  • Qu’est-ce que tu racontes !? Est-ce que Bertha et Caleb pensent rentrer du Brésil ? Et Miranda, comment vit-elle tout ça ? s’inquiéta Ian.
  • Bertha est avec moi, elle t’écoute. Ils sont arrivés ce matin. Pour Miranda, tu as dû suivre tout ce qui circule sur les réseaux sociaux de cette Opération Pandore. Elle a disparu presqu’en même temps que Kevin. Une disparition volontaire, pour ne pas dire une fugue. Il faut croire que malgré sa condition elle peut quand même fuguer comme n’importe quelle fille normale.

Bertha prit une grande inspiration pour se donner du courage et parla à son tour.

  • Écoute Ian, on ne va pas se mentir. Sais-tu quelque chose sur cette Opération Pandore, qui sont les responsables et en quoi Feñch est-il impliqué ? Quant à Miranda, le monde ne peut rien savoir. elle est bien cachée, où qu’elle soit.
  • Mais savez-vous où elle est maintenant ? insista Ian.
  • On n’en sait rien ! Alors, tu peux nous aider ou pas ?

Un silence s’installa à l’autre bout du fil. L’hésitation de Ian était perceptible par sa respiration bruyante et saccadée. Bertha commençait à penser que leur discussion avait peu de chances de leur apporter des éléments nouveaux, lorsque Ian, d’une voix grave et presque solennelle, reprit la parole.

  • Bertha, Cécile, il n’y a pas de façon facile de le dire. La police m’a contacté cet après-midi pour me dire que Feñch est mouillé jusqu’au cou dans cette affaire. Les américains réclament son extradition. Un mandat d’arrêt international vient aussi d’être promulgué par le Japon et le Congo. Je n’en sais pas plus que ça. Je peux essayer de contacter mes réseaux pour que vous arriviez à le voir, mais dans ce contexte de crise diplomatique multilatérale, cela s’annonce difficile !
  • Tu dois faire beaucoup plus qu’essayer de nous aider Ian ! Tu te rends compte que si nous en sommes là aujourd’hui, c’est à cause de toi ! s'insurgea Cécile.
  • Peu importe l’origine ou si vous me croyez responsable de tout ça. Ce qui importe c’est que les dix personnalités les plus influentes du web dans le monde manquent à l’appel et que personne ne sait où elles sont. C’est tout ce que le public voit aujourd’hui et vous savez que les gouvernements gèrent nos vies à coup des faits divers.
  • QuickLook t’appartient Ian ! S’il y a quelqu’un qui a de l’influence sur le monde c’est bien toi. C’est toi qui tire les ficelles de l’Internet aujourd’hui ! Je m’en fous des complots internationaux, tout ce que je veux c’est que mon frère et mon mari reviennent à la maison. Les gouvernements auxquels tu tiens autant n’ont pas non plus les fesses propres ! dit Cécile cette fois.

La conversation faisait du sur-place. Bertha et Cécile comprirent que Ian ne les aiderait pas. Pour éviter de continuer dans le pugilat, elles se firent un geste des mains pour laisser tomber.

  • Bon, tu peux nous tenir au courant de quoi que ce soit, tu as l’air d’être aux premières loges pour avoir de nouvelles infos. En tout cas plus que nous alors que nous sommes de la famille d’un des kidnappés et peut être même d’un des ravisseurs, ironisa Bertha.
  • Faites-moi confiance. Je ferai toujours ce qu’il y a de mieux pour tous. Faites-moi savoir dès que vous aurez du nouveau sur Miranda.

Les deux femmes gardèrent un sentiment amer de cet appel. Toutes les paroles de Ian sonnaient faux, et son insistance pour savoir où se trouvait Miranda rendait le reste de son discours bien plus suspect pour elles.

***

“... It ain't easy growin' up in World War III

Never knowin' what love could be, you see

I don't want love to destroy me like it has done my family …”


[“... Ce n'est pas facile de grandir dans la Troisième Guerre mondiale

Sans jamais savoir ce que pourrait être l'amour, tu vois

Je ne veux pas que l'amour me détruise comme il l'a fait pour ma famille …”]

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