Chapitre 12. Şımarık (Kiss Kiss)
Sept mois avant les disparitions.
Le mois de mai 2022 à Paris avait été particulièrement caniculaire pour un milieu du Printemps. Cette journée ensoleillée, après être sorti de la bouche du métro Bréguet-Sabin, Feñch Caradec arriva à la place des Vosges par la petite rue du Pas de la Mule. Dans un café au coin de la place, sous les arcades, des membres importants de son groupe de réflexion sur le numérique, Le citoyen connecté, l’attendaient pour une réunion improvisée.
Se dirigeant vers le fond du café, vers une petite salle privatisée, il trouva trois hommes déjà installés sur les chaises recouvertes de velours rouge. Feñch posa son parapluie et son caban bleu marine sur un côté de la pièce alors que Glodi l'accueillit d’une voix rieuse :
- Mon ami, vous craignez le déluge ?
- L’été parisien a avancé sa canicule au mois de mai, pourquoi pas les orages ! répondit Feñch en même temps qu’il enlevait ses lunettes de soleil.
- Belle pirouette ! Tout ça pour arriver le plus incognito possible.
- Comme on dit, les murs ont des oreilles … et de nos jours, les rues ont aussi des yeux ! ironisa Feñch, avant de continuer : Mais nous ne sommes pas là pour parler de mes caprices vestimentaires. Pouvons-nous commencer ?
La grande table de la pièce comptait encore des chaises vides, laissant penser à Glodi que le groupe n’était pas au complet.
- Nous n’attendons pas les autres ? L’assistance est particulièrement faible aujourd’hui ! interrogea le Congolais étonné.
- Cette réunion aura lieu en petit comité. D’autres personnes nous rejoindront peut-être d’ici quelques minutes, expliqua Feñch.
- Ne me dites pas que le nodocéphale de Muirhead viendra !
- Pas cette fois. QuickLook occupe dorénavant ses journées et même une partie de ses nuits, au grand dam de ma belle sœur Diane !
Jusqu’ici, la conversation entre Feñch et Glodi attirait peu de réactions de deux autres invités, que leur compréhension limitée du français excluait de facto de l’échange.
- Maintenant que vos longues salutations à la française sont faites, nous aimerions rentrer dans le vif du sujet, interrompit l’un d’eux en anglais au fort accent asiatique, ce qui déclencha l’assentiment de l’autre, un grand brun à la peau hâlée au look de Che Guevara.
- Excusez-nous, c’est de ma faute, répondit Glodi.
- Sous peu, nous allons parler de l’opération japonaise ainsi que de la brésilienne, ne vous inquiétez pas, essaya Feñch de les rassurer.
Takeshi Miyamoto, le légendaire présentateur vedette de l’émission japonaise Karaoke Bokkusu Champion n’était pas quelqu’un de commode. Faire le tour de la planète pour un démarrage de réunion aussi poussif, avec quinze minutes de retard, était pour lui le degré le plus élevé du manque de politesse. Rien à voir avec la rigueur nippone dans les affaires auxquelles il était habitué à travailler.
En revanche, le ton des échanges en ce début de réunion secrète ne dérangeait pas vraiment le brésilien Braulio Da Costa. Voir le Japonais crispé devant le vieillard Congolais et le maladroit Français était pour lui plutôt cocasse.
- J’aime beaucoup votre compagnie, mais comme vous pouvez l’imaginer, l’intronisation de la l’Impératrice Flavia de Orléans e Bragança le mois prochain ne va pas se préparer toute seule. Pourquoi nous avoir fait venir jusqu’ici ? Je pensais que la feuille de route était claire pour tout le monde, dit le Brésilien.
- Messieurs, nous avons un problème de taille avec Californian Governor Academy, répondit Feñch, il nous faut encore verrouiller le candidat qui ira jusqu’en finale.
- Nous ne sommes qu’à quelques semaines de l’officialisation des participants par QuickLook ! s'insurgea Takeshi Miyamoto, pour mon émission tout est déjà sur les rails… même les cordes avec lesquelles je vais me faire ligoter lors de la finale sont prêtes, bien au chaud au fond dans mon placard.
- C’est la faute de la présidence américaine. Ils n’arrêtent pas de souffler le chaud et le froid. Nous n’avons eu l’accord pour Air Force One qu’hier ! précisa Feñch.
- Pour une fois... D’habitude ce sont les Européens qui traînent ! ironisa Braulio Da Costa. Et du côté français, ça avance mieux ? Le gouvernement a-t-il rattrapé son retard cette fois ?
- Nous avons enfin le nom de notre contact. Claire Perrin, une femme à tout faire qui travaille dans l’ombre à l’Elysée. La Ministre de l’Intérieur m’a dit que Perrin était toujours prête à se retrousser les manches en cas de besoin. Encore une fois, c’est délicat car la popularité de mon beau-frère Kevin Letailleur rend la présidence frileuse ces derniers temps. Ils essaient de suivre l’affaire de la manière la plus discrète possible et exclusivement au plus haut niveau de l'État.
- Ce n’est jamais simple de se faire kidnapper par sa propre famille, ou par ses amis, ou encore pire par une bande de gouvernements ! Je ne suis moi-même pas tout à fait à l’aise pour arranger la disparition de ma propre fille, dit Glodi.
Les mots du vieillard semblaient chargés de regrets et son intervention cherchait la sympathie et l’approbation de ses interlocuteurs. Mais les autres restèrent impassibles.
- Vous n’avez pas d’inquiétude à vous faire, tout est bien ficelé. Et en dernier ressort, si ça coince côté Californie, Ian Muirhead nous a confirmé que l’on peut compter sur l’aide des Russes ou des Chinois, reprit Feñch.
- Muirhead. C’est à cause de lui que nous en sommes là. Monsieur “Je sais tout, je dis ça, je dis rien”... C’est le côté dramatique du scénario qui m’a toujours tracassé. Ma fille et mon gendre seront tout de même donnés pour morts dans cette histoire ! Tous les autres ne seront que de simples pions et Flavia se trouve même catapultée Impératrice du Brésil dans quelques jours. J’aurais bien aimé me retrouver père d’une Reine du Congo...
- Les enjeux ne sont pas les mêmes pour nos deux pays, le coupa Braulio Da Costa agacé. Depuis le début, Flavia, Stacey, Maombi ou encore Miranda ne méritent pas de recevoir le même traitement dans ce projet. Et je ne parle même pas des autres.
Devant les voix qui s’agitaient et le vent de contestation qui soufflait, Feñch essaya de dévier l’attention de ses invités avec des nouvelles plus rassurantes.
- Bon ! Le point positif est que je pars ce soir pour Los Angeles, pour finaliser les conversations avec notre candidate infiltrée dans l’émission californienne. Elle s’appelle Wen Li, pour ceux qui suivent un peu les actualités des personnalités américaines qui excellent dans les réseaux sociaux.
- Elle travaille depuis des années en tant qu’agent infiltré en Amérique pour le compte de la Chine ! réagit Takeshi, plus angoissé que rassuré.
- Vous avez raison, mais j’ai une très bonne relation avec elle depuis un certain nombre d’années. Ian et moi lui faisons entièrement confiance. Elle est aujourd’hui entièrement dévouée à notre cause, et agira disons, comme une sorte d’agent double.
- Les gouvernements risquent gros dans cette affaire. Depuis que presque tous les réseaux sociaux ont été rachetés partiellement par des entreprises publiques, ou purement et simplement nationalisés en totalité, il n’ont plus tellement de marge de manœuvre. L’idée d’une pseudo agent double dans le manoir de Malibu ne m’enchante pas, ronchonna Braulio. C’est mon pays qui se retrouvera à nouveau à feu et à sang si l’opération dérape. Nous sortons à peine d’un coupt d’état, cela nous enverrai vers une guerre civile !
- Rassurez-vous Braulio. Je vous donne ma parole que j’ai ce volet des opérations en main. En ce qui concerne la première interview impériale de Flavia avec Bertha Gimmel, c’est déjà réglé ? interrogea Feñch.
- Oui, oui. Tout compte fait, c’est la partie la plus simple de tout ce plan infernal.
- Pas la moins importante. Flavia peut être très imprévisible et nous devons gérer sa communication avec le plus grand soin. Bertha lui donnera une stature internationale dès son premier jour au pouvoir et par la suite, nous ferons ce que nous voudrons avec elle.
Une grande femme à l’allure elancée pénétra à ce moment dans la pièce, provoquant la surprise des étrangers. Glodi qui était face à la porte fit un geste de la main pour lui demander de sortir :
- Merci madame, nous n'avons besoin de rien ! d’un ton passablement misogyne.
- Je ne suis pas là pour servir votre tisane, papi, répondit du tac au tac Odile Bichon.
- Messieurs, je vous présente notre agent de liaison au sein de la police française, la capitaine Odile Bichon.
- Désolé mon Capitaine, je ne voulais pas vous manquer de respect. J’ai juste un peu paniqué en voyant entrer une inconnue, s’excusa Glodi tout penaud.
- Je croyais qu’il fallait travailler en comité le plus restreint possible. Il n’y a pas déjà la dite Claire Perrin dont vous avez parlé plus tôt ? inquiéta Takeshi.
- Vous avez entendu parler du mille-feuille de l’administration française j’imagine ! Il nous faut un autre membre de confiance au sein de la police. Ne me posez pas trop de questions. Je sais seulement que la Capitaine Bichon est ce qu’il y a de mieux au sein des unités de lutte contre le banditisme numérique. C’est la femme de la situation.
- Monsieur Muirhead m’a demandé de vous briefer sur le déroulement de l’opération sur le sol Français la nuit du 31 décembre prochain, dit Odile Bichon l’air martial, donnant l’impression qu’elle planifiait la bataille de Waterloo.
Feñch, qui connaissait déjà tous les détails, remit sa parure de pluie avant d’interrompre la Capitaine Bichon tout en se dirigeant vers la porte.
- Messieurs, je vous laisse entre de très bonnes mains, je dois passer chez moi avant de partir à Los Angeles. Au plaisir de ne pas vous revoir ! Du moins, pas avant que tout ceci soit passé et que nous ayons atteint notre but. Des millions de vie sont en jeu !
***
Le lendemain, le rendez-vous de Caradec se passait cette fois dans un hôtel de Beverly Hills sur le boulevard de Santa Monica. Il s’installa sur une table extérieure en terrasse le long de la grande piscine. Il avait le nez collé sur un exemplaire du journal Los Angeles Times, chose anachronique chez lui qui ne lisait plus la presse sur un support papier depuis que l’Internet existait ou presque.
La femme qui s’asseya en face de lui fut une surprise de taille. Sa belle-sœur Diane Letailleur tapota son journal réclamant son attention.
- Tu repars vers la préhistoire ? Fais attention ! Si un de tes collègues te voyait avec un journal papier à la main, tu risquerais de gros ennuis, ironisa Diane.
- Diane, que fais-tu ici ?
- Même si tu ne vois plus aussi souvent ton frérot Ian, tu le connais mieux que moi. Il ne pouvait pas laisser passer ce recrutement sans garder un œil dessus.
- Bravo la confiance, je ne suffis plus ?
- Je suis chargée des émissions de téléréalité de QuickLook mon cher. Cette émission donnera une dimension inimaginable à la société, malgré la fin tragi-comique que nous lui connaissons.
- Tu es là pour t’assurer du bon déroulement de l’Opération Pandore ou pour le succès commercial de ton émission ?
- L’un n’empêche pas l’autre. Je dois voir ce que cette Wen Li a dans les tripes. Se faire une place en finale, jouer l’agent double, puis faire la nounou de Stacey Brookhart dans les tropiques... Ces multiples casquettes sont dures à porter. Elles se méritent !
Feñch se sentait mal à l’aise et un brin piégé par Ian Muirhead et celle qui était sa compagne depuis plusieurs mois, Diane Letailleur. Le fait de la voir se pointer à son rendez-vous avec Wen Li le rendait extrêmement nerveux.
- Sa place en finale ne dépend que de vous, trafiquer des chiffres dans une finale, c’est le b.a.-ba d’une émission de téléréalité qui se respecte ! C’est son rôle dans le projet Pandore qui nous importe aujourd’hui.
- Tu sais qu’elle doit donner l’impression d’arriver légitimement en finale. Pour l’instant, elle ne fait partie que d’un groupe de célébrités qui veulent jouer aux apprentis gouverneurs. Et en fin de compte, c’est toi qui nous l’a tellement recommandée, c’est toi qui la connaît si bien ! Tu mettrais même tes mains au feu pour elle, si j’ai bien pigé.
- Mon réseau me dit qu’elle est fiable, je l’ai déjà rencontrée plusieurs fois lors de mes derniers voyages en Californie. Voilà qu’elle arrive !
Feñch se leva de façon précipitée pour prendre les affaires qu’il avait posées sur la chaise à sa droite. La même panoplie qu’il portait la veille à Paris, notamment son caban bleu marine. Il tendit sa main vers Wen Li pour la saluer et l’inviter à s’asseoir. L’homme était visiblement mal à l’aise, chose qui passa inaperçue pour Diane Letailleur. Feñch dégaina le premier les questions pour être sûr d’avoir le contrôle des informations qui seraient échangées.
- Je vous présente Diane Letailleur, elle est la directrice des téléréalités chez QuickLook, notre rendez-vous se tiendra avec elle pour les formalités. Vous êtes sûre que vous comprenez l’importance de votre mission et de tout ce que vous risquez en jouant ce rôle ?
- Pas la peine de me ménager Feñch, je sais déjà que le manoir sera un jeu d’enfants, et que le pire viendra plus tard, c’est à ce moment là, que vous devez tenir votre parole. Je dois être en mesure de vous aider avec Stacey Brookhart en même temps que je suis les ordres de la Chine.
- Pensez-vous que ces deux tâches sont vraiment compatibles ? questionna Diane.
- Je connais déjà les lieux comme ma poche. Empêcher que notre groupe de six croise les autres sera chose facile. J’ai été largement entraîné dans le passé pour ce genre de missions. Sans cela, les gouvernements Chinois et Russe vous retireront leur soutien.
- Vous me semblez tout à fait apte pour la tâche ! Si mon beau-frère vous fait confiance, je suis d’accord avec vous deux.
Wen Li lança un regard d’étonnement vers Feñch, en découvrant le lien familial entre Diane Letailleur et Caradec.
- Très bien Wen, je vous recontacterai pour vous donner plus de détails et pour revoir la stratégie à la lettre. Dès que vous serez dans le manoir nous perdrons la communication avec vous, et encore pire après votre disparition, dit le Français en se levant sonnant la fin de l’entretien.
- Ne vous inquiétez pas plus que ça. Dans le manoir, nous aurons encore le contrôle des communications ! lança Diane avant de partir avec Feñch.
***
“... Seni gidi findik kiran
Yilani deliginden cikaran
Kaderim puskullu belam …”
[“... Tu es une charmeuse
Le serpent est autour de tes épaules,
Et tu veux me faire croquer dans la pomme …”]
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