“... Je crois capter des ondes

Venues d'un autre monde

J'ai jamais eu les pieds sur terre

J'aimerais mieux être un oiseau

J'suis mal dans ma peau ...”

***

Mercredi 4 Janvier 2023, vers 8 h sur l’île.

Malgré les efforts de Maombi pour pousser Bae et Mark à partir en expédition pour la journée, les deux hommes traînaient les pieds. Bae tenait à vérifier qu’il n’oubliait aucune pièce du télégraphe à l’intérieur de la cabane. Mark n’en finissait pas de remplir son sac à dos de tout ce dont il pensait avoir besoin pour la journée.

À une certaine distance de là, Kevin et Wen s’affairaient déjà à ramasser des feuilles de cocotiers pour préparer des tentes individuelles artisanales qui les protégeraient des caprices des éléments ; ou encore des branches qui pourraient servir de harpons pour la pêche ou la fabrication de pièges à crustacés. Stacey se reposait, indisposée par ses nausées dues à la grossesse qui n’avaient plus cessé depuis leur arrivée sur l’île.

Quant à Kevin, ses pensées étaient figées sur la conversation qu’il venait d’avoir avec Mark. Il se dit que le statu quo ne pouvait plus durer. Le scénario de l’Opération Pandore partagé par Feñch le soir de Noël n’était plus le même. Il connaissait à l’avance le rôle que chaque personne du groupe devait jouer. Mais pour lui, la situation de Stacey et sa grossesse à complications changeaient la donne, plus encore après ce qu’il avait découvert lors de son auscultation de la veille. S’armant de courage, il décida d’interpeller ouvertement le groupe.

• Écoutez-moi tous ! Il est temps de parler si nous voulons survivre. Mis à part Maombi et Stacey, nous savons tous parfaitement pourquoi nous sommes là. Mark, tu protèges les intérêts américains, toi Bae c’est les Russes, Wen tu es agent double pour les Américains et les Chinois. Quant à moi, j’essaie de protéger ma fille Miranda de cette opération lancée par Ian Muirhead, QuickLook et toutes les puissances de la planète.

Kevin sentit le poids des regards de la petite bande posés sur lui, en particulier ceux de Stacey et Maombi. Il se dit que maintenant, il devait mettre toutes les cartes sur la table.

• Muirhead a été obligé de lancer l’Opération Pandore pour reprendre le contrôle de sa technologie des nano-puces, celle qui t’a redonné la vue, Maombi et à toi l'ouïe, Stacey.
• De quoi parle-t-il ? lança Maombi à Bae, alors que les visages des autres se décomposaient.
• Quel rapport avec nos nano-puces ? s’inquiéta Stacey en tentant d’accrocher les regards fuyants.

Pour la jeune fille, le sujet n’était pas entièrement inconnu. Elle avait déjà fait le lien entre Maombi et Kevin lorsque, la veille, elle avait remarqué que le mannequin avait subi le même traitement qu’elle. Sans compter le fait que Letailleur était l’un des médecins responsables de leur chirurgie en Ecosse.

• Je comprends ta surprise, Maombi, intervint Wen. Notre rôle à tous ici est de vous protéger, toi et Stacey, et d’éviter que vous n’entriez en contact avec Miranda, la fille de Kevin. Elle a suivi le même traitement que le votre, à la différence que le sien était beaucoup plus lourd et invasif.
• En effet, compléta Kevin, Miranda a bénéficié de la technologie la plus récente pour traiter sa maladie dégénérative. Pour la sauver, Ian Muirhead a mis au point un processus unique consistant à télécharger d’abord ses données neuronales sur une nano-puce pour “nettoyer” sa maladie. Puis il devait recharger ces informations dans son cerveau. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu.
• Pour faire court, suite à une erreur commise par Ian Muirhead, Miranda a réussi à établir un contact avec toutes les personnes qui ont reçu ce traitement, continua Wen. Maintenant, elle a théoriquement le pouvoir de contrôler tous les autres “nano-pucés”. Mis à part vous deux.
• Si votre fille est si dangereuse, c’est plutôt une bonne chose qu’elle ne puisse pas nous contrôler, n’est-ce pas !? Dans ce cas, pourquoi nous avoir isolées sur cette île avec vous ? demanda Maombi.
• Parce que aujourd’hui, elle peut non seulement contrôler tous les autres “nano-pucés”, expliqua Kevin, mais elle peut aussi contrôler tout Internet, à l’exception de QuickLook. Dans la version des nano-puces que Muirhead a installé chez Miranda, il a pris la précaution de placer une “clé de verrouillage" pour l’empêcher d’avoir accès au code source de QuickLook. Mais il ne l’a pas fait avec la version de nano-puces qu’il vous a installées. La vôtre était, pour ainsi dire, plus basique et moins protégée.

Après un moment de réflexion pour tenter de digérer cette somme d’informations aussi complexes qu’improbables, Maombi se mit à questionner Kevin, qui poursuivit ses explications. A l’époque du développement des premières nano-puces, Muirhead n’avait pas pris en compte tous les risques techniques et éthiques de cette technologie. A force de vouloir le tester rapidement pour faire avancer la science, les versions installées chez Stacey et Maombi étaient “débridées”. Il n’avait pas pensé aux éventuelles failles de sécurité que cela pourrait engendrer avec les versions ultérieures.

Il s’en était rendu compte lorsque Miranda réussit à communiquer avec les autres “nano-pucés” en 2017. Il était déjà trop tard, le mal était fait. Heureusement, Miranda n’était pas encore au courant de l’étendue des capacités qu’elle pouvait encore développer.

• Alors, ça change quoi qu’elle arrive à contrôler QuickLook ? demanda Stacey.
• Cette société a été créée sous l’impulsion des États et des fortunes les plus puissantes de la planète, afin d’ériger un contre pouvoir contre Miranda, répondit Kevin. QuickLook contrôle tous les autres réseaux sociaux.

La réalité était un peu plus complexe. Lorsque la découverte de Muirhead était remontée aux oreilles des gouvernements, la situation lui avait déjà échappé. Il réussit un coup de force en les convaincant de créer QuickLook. Cette infrastructure lui donnerait les moyens d’arrêter le monstre qu’il avait lâché dans la nature.

Sans alternatives solides, les grands pouvoirs de la planète cédèrent. Le traité de New Delhi acta la création de QuickLook et la nationalisation des réseaux sociaux mondiaux, qui devenaient dans les faits de simples filiales cachées de la société de Muirhead. Avoir leur contrôle rassurait les gouvernements, mais surtout, ils comptaient à terme en reprendre le pouvoir. Mais Muirhead avait déjà réussi son coup, en s’assurant de garder le contrôle absolu. Lui seul pouvait aussi l’arrêter.

• Pourquoi avoir mis Stacey et Maombi au courant maintenant. Pensez-vous que c’est le meilleur moyen de les protéger ? questionna Wen.
• Parce que Stacey attend des jumeaux ! Et il est risqué de continuer avec une grossesse de ce type dans cet endroit. Bae, vous devez envoyer un message S.O.S. à l’aide du télégraphe le plus vite possible.
• Quelle joie de l’apprendre dans de telles circonstances ! ronchonna Stacey.
• Dans ce cas, c'est plutôt l’équipe sino-japonaise qu’il nous aurait fallu contacter. Ils ont tous les moyens de communication nécessaires, repris Wen. Sauf que je les ai averti hier d’aller se cloîtrer dans leur bunker et leur mission est d’y rester cachées jusqu’au bout. Moi même je ne connais pas leur position.
• Quel autre groupe ? demanda Maombi. Nous ne sommes pas seuls sur cette île !?
• Vous leur avez aussi dit que Stacey était enceinte ? demanda Mark.
• Oui, et ils ont dû le communiquer à l’heure qu’il est.
• Dans ce cas, il est plus qu’urgent de chercher à nous échapper d’ici par tous les moyens possibles. L’Opération Pandore que Ian Muirhead a en tête sera fatale pour Miranda et tous les autres “nano-pucés”.

Soudainement, le climat de suspicion qui régnait dans le groupe se convertit en un sentiment de solidarité forcée. Les masques venaient de tomber, et la cause commune de survie du groupe redevenait l’objectif premier qui liait tout le groupe.

***

Au même moment, à Paris.

Le discours de Feñch était presque le reflet de celui que Kevin venait de tenir sur l’île. A la différence près que dans l’appartement de la Capitaine Bichon, tous tenaient à protéger Miranda.

Caleb commençait à faire le lien entre toutes les informations reçues de son oncle et les différents échanges qu’il avait eus avec sœur depuis les rapts.

• Oncle Feñch, Miranda a entendu une partie de votre discussion avec Papa et le Capitaine Bichon le soir de Noël. Elle sait tout de l’Opération Pandore ?
• C’est moi-même qui l’ai aidé à changer les enveloppes le soir de l'enlèvement de Kevin. C’est la Capitaine Bichon et moi qui avons averti Kevin de l’existence de l’Opération Pandore.
• Pourquoi vous n’avez pas tout simplement essayé de la raisonner. Elle écoutait son père, coupa Bertha, cela aurait largement suffit.
• Jusqu’au soir de Noël où nous avons partagé les informations avec Kevin, Miranda ne savait pas ce qu’elle était capable de faire. Au sein de notre famille, seule Diane et moi le savions. Ce soir-là, nous avons aussi parlé du plan que Ian préparait s’il n’arrivait pas à neutraliser le pouvoir de Miranda.

Caleb se souvint de la salle de surveillance que sa sœur lui avait dit de regarder au siège de QuickLook.

• Cela a un rapport avec la salle bleue près de laquelle tu étais enfermé au siège de QuickLook ?
• Comment le sais-tu ? C’est Miranda qui te l’a raconté ?
• Elle m’a demandé d’aller le voir aujourd’hui, lorsque le Capitaine Bichon te faisait sortir de là-bas.
• En effet, c’est le plan ultime de Ian. Si l’Opération Pandore telle qu’elle a été lancée avec le soutien des gouvernements ne se déroule pas comme prévu, il déploirait alors un bataillon mondial de “nano-pucés” qui ont presque les mêmes capacités que Miranda. C’est ce qui m’a poussé à abandonner l’Opération, et à vouloir tout rendre public.
• Ma soeur ne permettra pas que cela puisse arriver, protesta Caleb !
• Aujourd’hui elle n’a le contrôle que d’un grand nombre de “nano-pucés”, mais elle travaille à prendre le contrôle de tout Internet. A partir de là, son pouvoir n’aura presque plus de limites.
• Ce que je n’arrive pas à comprendre est le côté théâtral des disparitions, intervint Bertha. Malgré son état, elle n’a pas le niveau mental d’une fillette de dix ans !
• Plus maintenant en effet. Elle a grandi depuis son opération, et surtout elle a pris conscience de ce dont elle est capable. Les puissances mondiales n’ont plus aucun contrôle depuis l'avènement de l’internet. Les shows offerts le 31 décembre devaient servir d’alibi pour se dédouaner en cas d’échec. Ils se sont dit que si tout venait à éclater un jour, ils pourraient au moins prétendre qu’ils avaient essayé de détruire Miranda. Mais en lui révélant tout, j’ai réveillé tout ce qui dormait en elle. Elle s’est mise en mode auto-défense et nous a échappé. Et c’est moi qui ai ouvert cette boîte de Pandore.
• C’est pour cela qu’elle est introuvable depuis la nuit des enlèvements ? Ou c’est toi qui est aussi derrière sa disparition volontaire ? reprocha Bertha à Feñch.
• Pas du tout ! Elle seule peut nous aider à libérer les kidnappés, mais surtout empêcher Ian de lancer son plan machiavélique.

La sonnerie du téléphone de Bichon interrompit l’explication de Feñch. C’était Diane Letailleur qui avertissait la policière de cacher Feñch ailleurs qu’à son domicile. Elle craignait que Ian et l’équipe de Claire Perrin y arrivent d’un moment à l’autre.

• Je dois partir avec Feñch, Diane pense que cette cachette est compromise. Je vais le mettre à l’abri, mais vous devez rentrer chez vous et faire comme si de rien n’était jusqu’à nouvel ordre.
• Il y a quelque chose que nous pourrions faire pour vous aider ? questionna Bertha inquiète.
• Si Miranda prend contact avec vous, vous devez lui dire que nous sommes de son côté et que nous ferons tout notre possible pour la protéger.

Malgré toutes les promesses de son oncle, Caleb garda pour lui le message qu’il venait de recevoir de sa sœur avec le lieu et l’heure de leur rendez-vous.

*

Mercredi 5 janvier, Paris

Chez Cécile Caradec, cette journée avait été particulière. Pour la première fois depuis longtemps, l’air qu’on respirait n’était plus chargé de mensonges et de non-dits. Du moins c’est ce que Bertha et Cécile se dirent après les révélations de la veille. Cela ne changeait rien au fait que Kevin et Miranda étaient toujours portés disparus et que l’issue de la situation était pour le moins incertaine.

Aucune nouvelle n’arriva durant cette journée, ni de la part de Feñch, ni de Diane, et encore moins de Ian Muirhead. Le soir tombé, Caleb sortit au motif de prendre l’air pour aller rencontrer sa sœur, sans mettre Bertha dans la confidence.

Il était presque 20h, quand Caleb déboucha en courant place du Trocadéro. La foule de touristes et le manque d’éclairage en faisait l’endroit idéal pour que sa sœur s’y pointe sans encombre.

Comme au début des dix premières minutes de chaque heure, une fois la nuit tombée, la tour Eiffel se mit à lancer des étincelles avec son éclairage majestueux.

Caleb scrutait tous les visages qui l’approchaient, il ignorait la personne qu’il allait retrouver. Sa sœur ne pouvant pas faire le déplacement jusqu’à un endroit aussi exposé. A ce moment même, une dizaine de personnes passant près de lui commencèrent à prononcer la même phrase :

“JE SUIS À LA MAISON”

Tout d’abord, il ne fit pas le lien. Jusqu'au moment où une voix sur le haut-parleur d’un kiosque à crêpes se mit à délivrer en boucle le même message. Le grand écran du premier étage de la tour Eiffel affichait de manière intermittente la même phrase dans toutes les polices et couleurs imaginables.

Il essaya d’approcher l’une des dernières personnes à s’être adressées à lui pour les questionner. Une fillette avait du mal à marcher, le regard perdu comme en état d’hypnose.

“C’est un message de Miranda ! “, réalisa Caleb.

Sans tarder une seconde, il se lança en direction du domicile familial des Letailleur, dans un sprint final de dix minutes entre la place de Trocadéro et l’avenue Victor Hugo.

Il jonglait entre les passants et les embouteillages. Aucun obstacle ne se mettrait plus jamais entre lui et Miranda. Une seule idée comblait les pensées du garçon : retrouver sa sœur au plus vite pour pouvoir la protéger.

Une fois devant le bâtiment, en sueur et le cœur battant à mille à l’heure, il composa le code du porche donnant sur la rue. Au dernier étage, la porte d’entrée était encore sous scellés. Caleb trouva les lieux dans un désordre total, tels qu’ils avaient été laissés par les auteurs de l’enlèvement de Kevin le soir du 31 décembre. La police y était aussi passée à plusieurs reprises après les kidnappeurs.

Il fouilla une à une les pièces principales du duplex, pour se diriger enfin vers la chambre de sa sœur. Cela faisait des mois qu’il n’y avait plus mis les pieds. Après la nuit de juillet 2017 où Miranda avait été nano-pucée, la chambre était restée dans le même état. En ouvrant la porte Kevin constata qu’elle était maintenant comme le reste de l’appartement, sans dessus-dessous. Cependant, il reconnut immédiatement quelques objets familiers : ses Barbies, sa chaise roulante orientée vers la fenêtre, ses jouets, son oursonne rose posé sur le lit au-dessus de l’oreiller.

Il resta figé sur le pas de la porte sans avoir la force de la franchir. Les souvenirs étaient encore trop douloureux, quasi inchangés depuis le jour de son départ avec sa mère après le divorce de leurs parents.

• Tu ne vas pas rester là, viens dire bonjour à ta sœur chérie, mon Calebou !
• Miranda, tu as profité du fait que personne ne reviendrait dans cet appartement pour t’y cacher ? C’est une idée géniale !
• Même pas besoin, personne ne m’a trouvé là où Papa m’avait dit de me cacher le soir de Noël. Du coup, je suis toujours resté là, bien visible, aux yeux de tous...

***

“... J'ai comme des envies de métamorphoses

Je sens quelque chose

Qui m'attire, qui m'attire, qui m'attire vers le haut

Au grand loto de l'univers

J'ai pas tiré l'bon numéro …”