Chapitre 19. Con Te Partirò (Time to Say Goodbye)
“... Sogno all'orizzonte
E mancan le parole
Si lo so che non c'è luce
In una stanza quando manca il sole
Se non ci sei tu con me, con me …”
[“... Je rêve de l'horizon
Et les mots me manquent
Je sais qu'il n'y a pas de lumière
Dans une chambre lorsque le soleil n'y est pas
Et que tu n'y est pas avec moi, avec moi …”]
***
Lundi 14 août juillet 2017, 5 ans et 6 mois avant les enlèvements.
Au domicile des Letailleur, avenue Victor Hugo, prétendre que l’ambiance était morose aurait été un euphémisme. Cette radieuse journée d’été ne pouvait occulter les sentiments qui brûlaient lentement l’histoire d’amour que Kevin et Bertha avaient construite.
Un mois pile auparavant, Miranda avait subi l’opération qui devait l’arracher de sa maladie. L’échec de l’intervention fut en partie responsable des événements qui suivirent.
- Tout est prêt, nous partons, annonça Bertha à Kevin pendant que Caleb pleurait dans la chambre de sa sœur.
- Tu ne peux pas nous faire ça ! lâcha Kevin d’une voix cassée, tu ne peux pas faire ça à ta fille !
- Ma fille ? Cette... chose est tout sauf ma fille. Si elle était restée dans un état végetatif, je pourrais au moins serrer sa main aujourd’hui, je garderais l’espoir que quelque part, au fond d’elle-même, elle m’entende ou se rappelle de moi.
- Mais c’est elle, Bertha ! Quand vas-tu l’accepter ? Tous ses souvenirs sont dans la nano-puce. Ta fille est toujours là. Elle n’attend que toi, tes mots de réconfort, que tu calmes ses angoisses. Elle se sent aussi perdue que nous tous.
- Ce qui est dans sa chambre n’est pas elle. Ce que Ian et toi lui avez fait est un échec total. A force de vouloir jouer à Dieu, il ne nous reste plus rien d’elle et notre famille est détruite à tout jamais.
- Je ne te comprends pas ! Pourquoi infliger ça à Caleb et Miranda, tu vas les séparer, nous séparer. Tu veux t’enfuir aux quatre coins du globe, mais nous ? Nous resterons seuls au moment où nous avons le plus besoin d’être ensemble !
- Je t'interdis d'appeler cette chose notre fille. Appelle-là robot, appelle-là nano-puce ou comme tu veux, mais Miranda est partie le jour de sa chirurgie.
L’heure du départ était venue, Bertha appela son fils depuis le couloir. Elle voulait éviter d’entrer encore une fois dans la chambre de sa fille et voir ce qu’il restait d’elle. Imaginer ce qu’elle ne pourrait plus jamais être déchirait son cœur en mille morceaux.
Caleb sortit en sanglots de la chambre de Miranda.
- Maman, vient lui dire au revoir ! Elle ne veut pas que nous partions.
- Ce n’est pas grave Calebou, fit la voix de Miranda depuis l’intérieur de sa chambre. Un jour elle comprendra ce que je suis devenue.
- Viens Caleb ! Notre avion part bientôt, appela Bertha.
- Dis à Maman que je serai toujours là pour elle. Toi ou elle, c’est ici que je vous attendrai quand vous serez prêts à revenir, comme je l’ai toujours fait.
Après leur départ, Bertha n’allait pas remettre les pieds au domicile familial pendant de longues années, jusqu’en janvier précisément 2023. Caleb n’allait y revenir qu’une fois chaque année. Désormais, la vie des jumeaux serait la plupart du temps rythmée par des échanges virtuels. Via les réseaux sociaux, les messageries instantanées ou des appels téléphoniques.
***
Vendredi 14 juillet 2017, jour de l’opération de Miranda.
Il était 19 h 30 et Bertha patientait avec Caleb dans la salle d’attente du service de neurochirurgie de l’hôpital Lariboisière. Le garçonnet de dix ans, pour qui l’opération de sa sœur n’était pas un événement tangible, ne ressentait pas la même angoisse que Bertha. Celle ne percevait que trop bien les enjeux de ce qui se déroulait, à quelques mètres d’eux, dans la salle d’opération. Le traitement révolutionnaire mis en place par Ian Muirhead redonnerait une vie normale à Miranda. Depuis la découverte de sa maladie, son état de santé se dégradait progressivement sans qu’aucun traitement ne parvienne à donner l’espoir d’une stabilisation, encore moins de guérison de la fillette.
Dans le couloir, Ian Muirhead attendait que Kevin Letailleur vienne le chercher quand la phase la plus critique de l’opération aurait débuté. Entre-temps, il brûlait le temps pour noyer sa nervosité, en se laissant absorber sur sa tablette par une émission, comme souvent chaque soir pour son plus grand plaisir, depuis qu’il était adolescent. À l'heure du prime time britannique de 19h30, l’Ecossais avait rendez-vous avec le soap opera le plus mythique de l’histoire d’Outre-Manche, Coronation Street. Il connaissait presque par cœur toutes les scènes de l’émission qui avait démarré en 1960. Cela avait valu au télé-crochet le statut de feuilleton toujours en diffusion le plus long de l’histoire, et une inscription au Guinness Book des records.
Feñch et Cécilia arrivaient à ce moment-là dans le couloir, et le Français ne put s'empêcher de chambrer le britannique.
- Monsieur Muirhead est encore en admiration devant la ménagère britannique ! Tu pourrais essayer EastEnders de temps en temps pour compenser ! lança Feñch avec une pointe d’humour caustique à la française.
- C’est mon mon guilty pleasure, lâcha Ian sobrement. Je n’y peut rien.
- Ah... moi je suis plutôt les Marseillais, les Ch'tis ou à l’époque Loft Story.
- Je te vois bien Feñch, derrière tes airs de grand moralisateur du monde numérique, tu caches un vrai Orwellien à la “1984”. Tu aimerais au fond nous contrôler tous.
- N'extrapole pas mon ami, nous savons tous que c’est plutôt toi qui a des tendances autocratiques, voire anti-monarchiques. Toi qui as défendu de manière aussi fervente l’indépendance écossaise du joug de la Couronne anglaise. Tu devrais très bien t’entendre avec Diane, qui a aussi le même complexe de supériorité. Ce besoin de tout contrôler qui est en fait du marketing qui n’accepte pas l’échec.
- C’est quand même une discussion tout à fait surréaliste ! Deux hommes qui se battent pour les meilleurs télécrochets féminins, ironisa Cécile.
- Chacun son style ! exclama Feñch, ce qui est sûr est que les chaînes hertziennes ont encore des pépites à nous offrir, malgré l’essor de Netflix, Amazon et compagnie !
Cela faisait plusieurs heures que Kevin était au bloc opératoire, assistant le médecin en chef de la chirurgie qui implanterait la nano-puce dans le cerveau de Miranda. Il profita des quelques minutes de tranquillité pour en sortir et partager quelques informations avec Bertha et le reste de sa famille. En arrivant à la salle d'attente, il trouva dans le couloir Feñch, Cécile et Ian passionnés par leur discussion.
- Je suis désolé d’interrompre un sujet d’une importance aussi capitale pour la race humaine. Je vous aurais imaginé sur un sujet plus complexe.
- Désolé mon ami, tout le monde n’est pas aussi sérieux que toi 24 heures sur 24, s’excusa Ian d’un air penaud. Alors, comment se passe l’opération ?
Kevin fit un geste de la main pour diriger les autres vers la salle d’attente et retrouver Bertha et Caleb. Une fois à l’intérieur, il déroula les nouvelles.
- La chirurgie se déroule très bien, elle est longue, dit Kevin s’adressant surtout à Bertha. Nous ne voulons pas brûler les étapes. Le “téléchargement” de son cerveau vers la puce est presque fini et par la suite, elle sera implantée comme prévu au fond de son hypothalamus. Ian, c’est donc le moment de venir nous accompagner pour cette phase critique.
- Très bien mon ami. On démarre les procédures les plus délicates, réintégrer les informations de son cerveau après l’avoir “lavé” de toute trace de sa maladie, compléta Ian. Je suis certain que la suite sera réalisée à la perfection par le Docteur Braulio Da Costa. Ce brésilien est le meilleur neurochirurgien du monde !
- Je confirme. Je suis tellement chanceux d’apprendre de lui, mais encore davantage que ma fille soit entre ses mains aujourd’hui.
Bertha serrait tendrement Caleb, qui s’était assoupi sur ses genoux. La seule nouvelle qui présentait un réel intérêt pour lui était le résultat positif de cette opération. Dans son sommeil, le petit serrait de toutes ses forces l’oursonne rose que Miranda l’avait chargé de protéger avant de partir vers le bloc opératoire.
La journaliste, d'habitude plutôt bavarde, resta silencieuse. Les événements la dépassaient. Elle n’était pas sûre de bien apprivoiser l’instant présent. Après des années de douleur, sa fille était enfin au bord d’une cure miraculeuse. Les problèmes éthiques étaient une autre histoire. Toutes les procédures de validation légales pour ce genre de procédures avaient été ignorées par Kevin, Ian et le médecin brésilien. Les entités régulatrices de la santé en Europe et en France n’auraient jamais donné leur validation en un temps si court. Du moins, pas suffisamment vite pour endiguer la progression rapide de la maladie de Miranda. Et sans ce traitement, ses jours étaient comptés.
Déjà à l’époque, les essais sur les premières cobayes de Ian Muirhead et Braulio Da Costa s’étaient déroulés dans la plus grande discrétion : Flavia Salgueiro, Maombi Niombella et Stacey Brookhart étaient aujourd’hui parfaitement rétablies et avaient récupéré leurs sens déficients.
- Il n’empêche, à force de jouer aux dieux, il ne faut jamais oublier de faire une petite prière en des moments comme le nôtre. Vous êtes en train de jouer avec la nature, ajouta Cécile d’un ton agressif qui trahissait son mal-être de ne pas encore être mère.
- Je vous tiens au courant dès que tout est fini. Je reviendrai très vite avec les plus belles nouvelles qu’il soit, conclut Kevin en tournant les talons avec Ian.
*
Il était déjà presque 23 heures et au bloc, le téléchargement prenait plus de temps qu'espéré. Ian était déjà rentré dans le bloc pour surveiller cette partie de l’intervention, qui était la plus critique. La panique gagna toute l’équipe médicale quand une micro-coupure d’électricité provoqua la réinitialisation des appareils informatiques qui suivaient le téléchargement.
Sans que personne n’ait le temps de réagir, un bruit strident que Kevin connaissait pour l’avoir déjà vécu à plusieurs reprises sonna la fin d’une bataille. Mais celle-ci, c’est sa fille qui venait de la perdre.
Le bruit resta à tout jamais gravé dans la mémoire de Kevin, comme un sifflement permanent dans ses oreilles. Miranda venait de faire un arrêt cardio-respiratoire et le moniteur de suivi de ses constantes vitales n’affichait plus qu’une ligne droite avançant vers l’infini.
Kevin et Braulio Da Costa se démenèrent par tous les moyens pour la ramener à la vie. Après de trop longues minutes, ils se rendirent à l’évidence. Sa ligne de vie s’obstinait à conserver un axe horizontal, alors que la vie biologique de Miranda abandonnait son corps à tout jamais.
- Heure du décès : 23h31, sanctionna Braulio avec amertume, pendant que Kevin et Ian sentaient que leur vie se déchirait pour toujours avec celle de leur fille.
Au même moment, Bertha sentit un air glacial souffler dans les couloirs de l’hôpital, emmenant sa fille vers une destination inconnue.
Dans la salle d’attente, Caleb qui avait serré la peluche de sa sœur de toutes ses forces pendant son sommeil, la laissa tomber au sol, sous les yeux remplis de larmes de sa mère. L’oursonne rose que sa sœur Miranda avait nommée Pandore.
***
“... Con te partirò
Su navi per mari
Che io lo so
No no non esistono più
Con te io li rivivrò
Con te partirò
Io con te …”
[“... Avec toi je partirai
Sur des bateaux à travers la mer
Qui je le sais
Non, non n'existent plus
Avec toi je revivrai
Avec toi je partirai
Juste moi avec toi …”]
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