Chapitre 1-2 - 2024

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Alors que je reprenais le cours du récit, une ombre m'a frôlée. Il s’est assis de nouveau en vis-à-vis.

Le bonhomme s’est présenté. Il a maugréé quelque chose comme « père des heures ». J’ai répondu « Berthe ». J’ai pour principe de mentir à tout inconnu qui engage avec moi une conversation. Une jubilation s’empare alors de moi lorsque j’érige une barricade face à un intrus qui cherche à pénétrer mon monde. Je m’invente une vie aux antipodes de la mienne. Mentir sans en subir les conséquences me procure une euphorie, un sentiment de toute-puissance. Sauf si l’inconnu devient une connaissance sans crier gare ce qui me plonge alors dans un état de confusion peu agréable. Tout l’art consiste donc à ne pas franchir les limites. Garder l’autre à distance. Je suis experte en ce domaine, sauf que... Bref, ce jour-là le prénom de ma tante est sorti de ma bouche comme un juron. Il est vrai qu’elle-même fait injure à tout catalogage.

Soudain, des spasmes ont secoué le corps de l’homme aussi haut que large. J’apprendrai plus tard, que cela accompagnait sa façon de s’exprimer.

— Qui gagne entre le maître du jeu et le maître du temps ?

Mon air perplexe l’a encouragé.

— Si le maître du jeu emporte des batailles, le maître du temps obtient la victoire.

Pour échapper à la conversation qu’il cherchait à m’imposer, il m’aurait fallu jouer les équilibristes et franchir la jambe dressée en travers du passage. Les muscles saillants sous l’étoffe du pantalon m’ont découragée. À la merci d’un inconnu dans un wagon bondé, j’étais prise au piège dans un train qui filait à 180 kilomètre-heure.

— Voyez-vous, ces deux heures en ma compagnie dureront une éternité ou passeront à la vitesse de l’éclair. Vous êtes le maître du temps. Que choisissez-vous ?

Je baissais les yeux sur le livre ouvert sur mes genoux. J’avais une idée précise de la réponse.

— Je veux continuer ma lecture.

Il a hoché la tête avec compréhension.

— Bien sûr, la réponse est impossible. Mais rassurez-vous nous la connaîtrons en entrant en gare, dit-il en se trémoussant de satisfaction.

— L’Italie est le pays idéal pour mener d’étranges expériences, poursuivit-il.

Le souvenir d’Adrien devant son assiette de linguini alle vongole a ressurgi. Trois mots, trois coups de couteau frappés en plein cœur : « Je te quitte ». Mon étrange expérience, à moi, était de retourner à Venise.

Ferdinand. Qui porte un tel prénom de nos jours ? Ferdinand donc, s’est employé à démonter ma barricade avec méthode. Il a commencé par m’embarquer dans une conversation d’une bizarrerie sans nom. Obsédé par le temps, il sillonnait l’Europe à la recherche des statues de Chronos.

Il m’a raconté sa première expérience, celle qui avait changé sa vie et sa vision du monde. Il séjournait alors dans un hôtel.

— Quand je me suis réveillé, dit-il, quelque chose avait changé. L’air paraissait plus chaud et les bruits de la rue plus forts. Il était six heures du matin, mais ma montre connectée affichait 9320 pas. 9320 pas !

Il parlait fort et attirait l’attention des voyageurs autour de nous. Même si deux ou trois grognons secouaient la tête, la plupart semblait subjuguée par sa conversation.

— Ce nombre prouvait que depuis minuit j’avais marché plus d’une heure. J’ai cherché à remonter le temps depuis la veille au soir pour trouver une explication. Une terrible migraine m’avais empêché de finir mon dîner. Le garçon de salle m’a interpellé au moment où je me levais. Et là...

Le wagon retenait son souffle.

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