Partie VIII
Ce soir-là, la malade fut épargnée par les sanglantes crises de toux. Elle mit néanmoins beaucoup de temps à s’endormir, et contemplait les deux lunes pleines être rattrapées par la lueur pâle de l’aurore lorsque ses paupières, lourdes, s’abattirent. Lorsqu’elle s’éveilla, des nuages épais empêchaient toute lumière de passer, donnant l’impression qu’il faisait de nouveau nuit. Anna-Élisa retrouva une sensation familière. Elle se sentait épiée, ses moindres mouvements analysés, et même ses pensées décortiquées. Comme souvent, elle se tint immobile pour analyser la pièce. Tout était calme et aussi normal que possible. La fiole sur la table de chevet à sa gauche était presque vide. Le livre de mélodies reposait à sa droite. Le linge de maison propre était plié sur une chaise dans le coin de la pièce. Et sur la cheminée, les Flocons… Les Flocons étaient noirs, pendantes.
D’un coup vif du bras, la dame souleva ses couvertures, et s’extirpa de leur étreinte. Elle avait eu chaud, en dessous, et elle sentait des gouttes de sueur perler dans son dos. L’air, au contraire, était frisquet, lui donnant la chair de poule. Elle fit un pas et grimaça lorsque le plancher grinça. Elle sentait un regard peser sur elle, pourtant elle ne voyait rien, même dans les coins sombres du plafond. La main tremblante, elle s’approcha de l’âtre. À peine dit-elle face au vase que les fleurs se mirent à bouger, comme poussées par quelque chose à l’intérieur du réceptacle de terre cuite. Un pétale noirci tomba, suivie par un autre, et bientôt la totalité des fleurs dégageant une odeur de moisi se désagrégeait sur le sol. Le vase, toutefois, ne cessait de trembler devant une Anna-Élisa tétanisée. Des grattements, des clapotis d’eau s’en échappaient.
Un index noir et rachitique se dressa hors du vase, pointant victorieusement le plafond. Il se replia sur le rebord en craquant. Toute une main suivit, par une déformation que la dame ne s’expliquait pas. Le goulot du vase était bien trop petit pour laisser passer le membre. Cela n’avait pas le moindre sens, et Anna-Élisa s’en trouva aussi dégoutée que terrorisée. Au bout d’un temps trop long, l’instinct de survie reprit le dessus, et elle s’enfuit dans le couloir avant que la créature qui la hantait se soit totalement libérée. Elle dévala ses escaliers, le souffle court, tout en espérant qu’aucune crise de toux ne choisisse ce moment importun pour se manifester. Se retenant à peine de hurler, elle tenta de sortir par la porte d’entrée, mais celle-ci était verrouillée. La peur lui donnait des ailes, et, malgré la maladie, elle filait de pièce en pièce, de porte en porte, dans l’espoir de trouver une échappatoire. Au-dessus, à l’étage, elle entendait le plancher grincer. Le travail du bois la faisait sursauter par moment, quand une poutre craquait. De la créature, cependant, pas une trace ni un bruit. Anna-Élisa ne voyait rien bouger autour d’elle, même si elle craignait de la voir surgir du moindre interstice.
La dame se trouvait prostrée sous son large bureau qu’elle utilisait pour dessiner ses plans d’architecture. Le meuble était en chêne massif, et l’espace de travail en marbre gris, ce qui le rendait d’autant plus imposant. Elle pouvait se cacher en dessous sans être vue depuis l’entrée de la pièce adjacente au salon, sans avoir le besoin de se prostrer. C’est pourtant ainsi qu’elle demeura pendant de longues minutes, son ouïe à l’affût du moindre son anormal. Les lèvres tremblantes, elle sentit une larme de terreur s’échapper du coin de son œil. Elle serrait la paire de ciseaux qu’elle avait trouvée dans un tiroir du bureau si fermement que ses phalanges en étaient devenues blanches. Le métal glacé marqué ses genoux qu’elle avait ramenés contre sa poitrine. Elle était là, coincée sous un meuble, à contempler les lunes voilées par les nuages à travers la grande fenêtre qui lui faisait face. Elle la narguait presque, désespérément close. Anna-Élisa attendait que la créature qui la hantait vienne la chercher. Elle se savait incapable de se défendre contre un tel monstre, dont elle craignait de découvrir le visage et le corps.
Mais rien. Le manoir était redevenu paisible. Elle parvenait même à entendre le hululement d’une chouette et les jappements d’un renard. L’énergie de la peur s’estompa peu à peu, laissant place à la fatigue qui commençait à la faire somnoler. Elle réalisa soudain qu’elle avait oublié quelque chose et chuchota un cri.
— Laëtine ! Elle est à l’étage avec ses filles !
Elle sortit à quatre pattes de sa cachette de fortune, toujours armée de ses ciseaux. Comment avait-elle pu oublier celles qui n’étaient là que pour veiller sur elle ? Est-ce que le monstre les avait prises ? Son arme pointée vers le vide du couloir, elle marcha à pas feutrés. Elle rejoignit bientôt le hall, arrivant sous l’une des deux branches du grand escalier. Elle se retourna, et se retrouva nez à nez avec une grande silhouette. Elle aurait dû frapper, mais s’était paralysée.
Elle venait d’éviter un drame. Violys fit un bond en arrière lorsqu’elle la vit.
— Dame Anna-Élisa ! Que faites-vous levée ? Et pourquoi tenez-vous ceci entre vos mains ?
L’intéressée regarda longuement la paire de ciseaux, et commença à se sentir perdue, ridicule. Mais elle revoyait la main sortir du vase et pointer son doigt vers elle, menaçante.
— Je crois qu’il y a quelque chose dans le manoir. Où sont votre mère et votre sœur ?
Violys haussa un sourcil, interloquée.
— Elles sont parties. Mère a emmené Narcissa pour fleurir la tombe de notre père. Je pensais qu’elle vous en avait parlé.
La jeune fille jetait des regards inquiets derrière la maîtresse de maison.
— Il y a quelque chose dans le manoir, vous dites ? Un animal ? Ou quelqu’un ?
Anna-Élisa ne voulait pas effrayer inutilement la jeune fille, aussi s’abstint-elle de lui fournir trop de détails.
— J’ai vu quelque chose dans ma chambre, alors je me suis levée et me suis enfuie en bas.
— En êtes-vous certaine ? Je n’ai rien entendu à l’étage.
La maîtresse de maison hocha gravement la tête, tout en gardant son regard posé sur le haut des marches. Violys le remarqua, et suivit son regard.
— Vous voulez qu’on aille inspecter votre chambre ? Pour vous rassurer.
— Très bonne idée, Violys.
La jeune fille se tourna, et commença l’ascension des marches. Anna-Élisa lui emboita le pas en silence, tenant sa paire de ciseaux fermement. La présence de la fille aux cheveux noirs la rassurait étonnamment beaucoup, malgré son faible gabarit. Savoir que les deux autres habitantes du manoir étaient absentes constituait également un poids en moins dans son esprit. La pression se relâchait, et la présence qu’elle sentait épier sa nuque avait disparu. C’était pourtant une impression qu’elle retrouvait à chaque fois qu’elle cauchemardait, mais cette fois-ci, elle ne savait dire si elle rêvait ou non.
En entrant dans la suite parentale, la maîtresse de maison s’attendait à retrouver sa pièce mise à sac, mais rien n’avait bougé. Plus étrange, même, les Flocons de Rivel avaient retrouvé leurs pétales blancs et leur place dans le vase qui trônait toujours au centre de la cheminée. La dame détourna le regard. Cela lui donnait la chair de poule. Violys commença à inspecter méticuleusement la pièce, soulevant les draps pour regarder sous le lit, ouvrant les armoires, mais, au grand soulagement d’Anna-Élisa, ne trouva rien d’inhabituel.
— Je crois que vous avez fait un cauchemar un peu trop réaliste, ma dame.
— Je commence à le croire également.
La malade se sentait une nouvelle fois ridicule et désolée d’avoir troublé le sommeil de la jeune fille. Après une quinte de toux, elle se dirigea vers son lit pour tenter de profiter de quelques heures de sommeil supplémentaires avant que la lumière du soleil ne la dérange trop. Elle allait s’aliter lorsqu’elle se figea, la bouche ouverte. Sur sa table de chevet, il n’y avait plus rien. Son livre de mélodies avait disparu !
Le cœur de la dame s’emballa lorsqu’elle en informa Violys, et toutes deux fouillèrent de plus belle la chambre, sans retrouver le précieux ouvrage. Craignant un vilain tour de la créature, Anna-Élisa s’approcha de l’âtre presque éteint pour regarder si les restes du livre ne s’y trouvaient pas. Là aussi, nulle trace du volume à la couverture bleue. Désemparée, elle s’approcha du rebord de la fenêtre, et l’ouvrit pour avoir un peu d’air frais. C’est là qu’elle le vit, ouvert, au milieu de l’herbe couverte de rosée.
— Violys, mon livre est dans le jardin !
— Mais comment… ?
La dame ne lui laissa pas le temps de formuler sa question, qu’elle dévalait déjà les marches du grand escalier. Elle entendit le pas léger de la jeune fille la suivre presque en courant, mais n’y prêta que peu d’attention. Elle passa par le salon, ouvrit la porte en grand, et, sans prendre le temps de se chausser, alla récupérer le précieux cadeau de son mari. Violys sur les talons, elle s’accroupit pour ramasser l’ouvrage, qui par bonheur n’avait pas été abîmé dans sa chute, ni imbibé par l’eau claire de la rosée. Anna-Élisa, en tournant les pages pour inspecter le livre, se demanda si la créature l’avait jeté là.
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