Partie II
II
Le silence régnant sur le village de Baldavin n’était interrompu que par le flot incessant des seaux d’eau s’écrasant contre la terre boueuse. Seuls quelques lointains vrombissements venant de la scierie de l’autre côté des arbres indiquaient une preuve de vie dans cette forêt. Valdris avait dû laisser Aubrun chez le bourgmestre à son plus grand désarroi, il aurait été bien utile afin d’opérer une reconnaissance des lieux plus rapide qu’à pied dans la vase, là où ses sens habituellement affutés ne lui permettaient pas de transpercer le vacarme tombant du ciel.
Kernold lui avait indiqué la maison du chasseur sur une carte, il devait traverser le village puis bifurquer à droite, une fois arrivé à la scierie. La femme du défunt devait s’y trouver, personne ne l’avait aperçu en dehors de chez elle depuis le malheureux évènement.
Proche de la place centrale, au détour d’une bâtisse, il entendit la voix d’un homme s’élever par-dessus une autre, plus frêle. Deux gardes faisaient face à un villageois à terre, le visage tordu par la peur.
— C’est mon dernier avertissement ! Par Ferox, si tu ne fais pas marche arrière, nous allons nous occuper de toi, si ce n’est pas la foudre divine qui s’en charge ! vociférât le premier en menaçant l’habitant de la pointe de son épée.
— Mais… Je… Ma famille n’a plus rien à se mettre sous la dent, si je ne vais pas travailler aujourd’hui… Nous n’aurons plus rien pour…
— Silence ! Relève-toi, infidèle ! l’interrompit le deuxième garde, en l’empoignant par le col. C’est ton corps grillé que nous allons livrer chez toi en guise de repas si tu ne décampes pas !
L’homme apeuré tituba puis s’enfuit en trombe, sous le regard inquisiteur des deux tortionnaires.
— C’est le troisième idiot qui bafoue sa volonté aujourd’hui ! Quelle bande d’ingrats !
— Continuons par là-bas, j’ai entendu du bruit. Nos bonnes actions nous récompensent, comme nous prédisait le clerc. La foudre nous épargne, nous sommes protégés par Ferox ! Loué soit-il.
— Loué soit Ferox !
Les deux illuminés continuèrent leur ronde en s’enfonçant dans le village. Valdris put tracer son chemin sans risquer de se faire surprendre.
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La maison du chasseur apparut au bout du petit sentier bordé de grands arbres. Le bosquet était plus sombre que le reste du patelin : les cimes filtraient encore la lumière du jour qui traversait déjà péniblement les épais nuages orageux emprisonnant la forêt de Chairne. Devant la bâtisse, sous l’auvent était accrochée par une seule corde une balançoire cassée et des détritus jonchaient le sol, visiblement vieux de plusieurs semaines.
Valdris était sur le point de frapper à la porte lorsqu’il s’aperçût que celle-ci était entrouverte. Il la poussa pour y découvrir une pièce obscure et poussiéreuse, faisant certainement office de salon. Au fond, un enfant assis par terre était de dos, probablement en train de s’amuser.
— Bonjour petit. Ta mère est ici ?
Le garçon ne répondit pas. Il tourna son visage vers l’inconnu, puis se mit debout, son jouet à la main, et s’approcha de l’entrée. Il fixa Valdris droit dans les yeux, le regard livide.
— Est-ce que tu veux jouer avec moi ? demanda-t-il, en tendant sa peluche qui était en réalité un cadavre de rat ensanglanté.
— Non. J’ai besoin de savoir où se trouve ta mère, petit, répéta-t-il en enlevant le doudou macabre des bras du gamin, avant de le jeter à l’extérieur.
— Maman travaille.
— Elle est sortie ?
— Non.
Le garçon regardait toujours intensément Valdris, ses traits ne laissaient paraître aucune émotion, comme s’il n’était plus qu’une coquille vide. Visiblement, assister à la mort de son père avait dû briser son mental. L’éthéré appréhendait de découvrir l’état des autres habitants de la maison.
— Est-ce que tu as rapporté des faons pour le repas aujourd’hui ?
— Non petit.
— Tant mieux.
Il se retourna, et partit s’assoir sur le seul tabouret encore intact du salon, les yeux plongés dans le néant.
Valdris claqua la porte derrière lui et traversa la pièce en repérant les lieux. Il perçut du bruit à l’étage, et s’engagea dans l’escalier.
À mesure qu’il gravissait les marches, les sons devenaient plus nets. Dans une des chambres, un coït. Les craquements du bois jouaient un rythme régulier, et les respirations bestiales d’un homme atteignirent son paroxysme lorsqu’il termina manifestement son affaire. L’éthéré patienta sur le palier jusqu’au moment où il entendit des piétinements, suivi du grincement de la clenche de la porte. Un soldat en surgit, et aperçut Valdris après être arrivé à sa hauteur.
— C’est ton tour mon cochon ! Attends qu’elle se lave avant d’y aller, à moins que…
Le regard sévère et reconnaissable du chasseur rouge stoppa l’homme au milieu de sa phrase. Il baissa la tête, et dévala les marches.
— Saloperie de monstre, si tu lui passes dessus je vais devoir m’en trouver une autre… grommela-t-il dans sa barbe, avant de prendre la porte.
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La veuve descendit les escaliers et arriva dans le salon, ou attendait Valdris en silence depuis plusieurs minutes en compagnie de son petit qui n’avait pas bougé d’un cil, vissé sur son tabouret.
La femme était vêtue d’une robe de chambre grise entrouverte laissant apercevoir ses jambes fines couvertes de boutons. Ses yeux de biche trop maquillés et vides suggéraient pourtant qu’elle avait dû être d’une grande beauté par le passé, mais que la folie avait transformée physiquement et mentalement.
— Désolé mon chou, mais je ne prends pas de nouveau. Quoi que toi tu puisses…
— Je ne suis pas venu pour ça, l’interrompit Valdris. J’aimerais que vous me parliez de votre mari, et de ce qu’il faisait le jour de sa mort.
Les yeux de la femme s’exorbitèrent, elle se figea sur place en tremblotant. Soudainement, un cri strident sorti de son corps frêle.
— Laisse-moi tranquille ! Pars ! Pars de chez moi, monstre !! hurla-t-elle sur l’éthéré, en cherchant près d’elle des objets afin de les lui jeter à la figure.
Valdris esquivait les projectiles en tentant de se rapprocher d’elle. Au fond de la pièce, le petit sur son tabouret n’avait toujours pas bougé ni émis la moindre émotion.
Tout à coup, un son métallique résonna dans le salon, et la veuve s’écroula sur le sol, laissant apparaître derrière elle une autre femme beaucoup plus jeune armée d’une poêle.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous nous voulez ? demanda-t-elle en fixant l’éthéré, l’ustensile encore brandi et les sourcils froncés.
— Je ne vous veux aucun mal… contrairement à vous envers votre mère, devina-t-il en observant l’hystérique évanouie face contre terre.
— Ça arrive souvent, c’est la seule façon que j’ai trouvée pour calmer ses éclats de folie.
— C’est efficace.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je suis Valdris de Rockubris. J’ai été embauché par le bourgmestre du village afin d’élucider le mystère des éclairs tueurs, dont votre père a été victime.
La jeune fille abaissa son bras armé, et laissa la poêle tomber sur le sol. Elle regarda en direction de son petit frère, une lueur de tristesse dans l’œil.
— Il n’a pas réussi à tenir le coup, n’est-ce pas ?
— Il… a changé, oui. C’était trop pour un garçon de six ans. Mais il n’est pas dangereux, contrairement à cette folle… murmura-t-elle entre chagrin et irritation. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. — elle sécha ses yeux humides et respira avant de reprendre — Je suis Elma Brontwood, et voici mon frère Karain et ma mère Brelden. Enfin, ce qu’il en reste.
— Enchanté. Et désolé.
— Vous n’y êtes pour rien.
— Je le sais bien. Parlez-moi de la mort de votre père.
— S’il le faut… — elle s’assit en tailleur sur le tapis poussiéreux au centre de la pièce — C’était au début d’Aquendis, il y a plus ou moins soixante-dix jours. Comme chaque année, le village se préparait à la saison des pluies. Nous étions en retard sur nos réserves pour la saison, c’était une question de temps avant que les animaux ne se terrent dans leur cachette et que la chasse ne devienne plus difficile. Pour l’aider, Je suis allé chasser avec lui ce jour-là.
— Intéressant. Vous avez passé la journée avec lui ?
— À peu près. Enfin, je n’ai pas une grande expérience de la chasse, et je n’ai que récemment atteint l’âge adulte, mais depuis mon enfance père m’apprenait à comprendre la forêt et ses habitants. J’ai toujours aimé…
— Votre père, donc ?
— Excusez-moi, ça fait si longtemps que je n’ai pas eu de conversation avec quelqu’un de censé… répondit-elle en baissant la tête, épongeant à nouveau ses beaux yeux bleus humides. Je disais, il m’emmena dans une clairière ou il avait aperçu un cerf et ses petits quelques jours auparavant. Nous avons posé quelques pièges, et passé la moitié de la journée à attendre, cachés dans les buissons. Le temps a tourné rapidement au déluge, et nous étions sur le point de partir lorsqu’il arriva.
— Le cerf ?
— Oui. Il était magnifique. Et accompagné de toute sa meute. Mon père, d’habitude plus patient et pragmatique, décocha une flèche dans la précipitation qui manqua l’animal. Et contrairement à ce que j’avais imaginé, il n’a pas fui. Il nous a repérés et a chargé dans notre direction.
— Ce n’est pas commun.
— Effectivement. Dans notre fuite, nous avions tout de même réussi à attraper deux de ses faons qui nous auraient comblés pour le repas.
— Auraient ?
— Oui… C’est en rentrant, sur le pas de la porte que mon père fut foudroyé, répondit-elle en lâchant ses larmes sur ses joues.
— Je vois…
— Voilà tout, finit-elle en cachant son visage.
— Est-ce qu’il y a d’autres éléments dont tu te souviens qui pourrait m’aider dans mes recherches ? N’importe quoi, même ce qui t’a semblé banal ?
— Je… — elle plongea dans ses souvenirs, ses yeux faisaient des mouvements brusques, comme si elle revivait la scène — Je ne sais pas vraiment, hormis que l’orage avait déjà commencé à tonner avant que nous ne rentrions… Lorsque nous avons échappé au cerf, nous avons entendu derrière nous un violent coup de tonnerre s’écraser en direction de la clairière. À part ça…
— Merci. J’y vois plus clair. Et avez-vous revu cet animal depuis ?
— Non. Plus jamais.
Valdris se releva. Elma toujours recroquevillé sur le tapis l’observait tristement.
— Vengez notre père s’il vous plait.
— Je suis payé pour ça, Elma.
— Venez me donner des nouvelles.
— C’est promis.
Il prit la porte et partit en direction de l’orée de la forêt, où se situait la garnison des soldats.
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