Sous le pont
Le fleuve s'écoule en un vacarme apaisant. On dirait la mer, si on ferme les yeux. Le son de flots pressés se répercute contre le pont qui nous surplombe. Au-dessus, un courant de voitures fait vibrer le sol. De temps à autres, des cyclistes passent à toute berzingue sur la bande de goudron devant nous.
Tim, allongé sur la pente de ciment, regarde le cul du pont comme d'autres fixent le ciel. Il a croisé les mains derrière la tête, pseudo voyou cerné par la police. Il me raconte comment sa copine l'a jeté, certainement parce qu'il n'est pas assez viril.
Moi, je regarde l'eau grise et les morceaux de bois emportés dans ses remous. Je ne l'écoute que d'une oreille parce que je connais déjà son histoire. Il adore me dire combien il se trouve laid, petit, gros et seul. C'est vrai que Tim est petit pour un homme, mais il a des yeux bleu-vert lumineux qui, dans son teint sombre, se transforment en joyaux. Et il n'est pas moche, il sait y faire, il a régulièrement des filles qui lui tournent autour. De véritables mouches autour d'un morceau de barbaque.
Je me tais. Tim adore dire à son copain gros qu'il se trouve gros. Il voudrait que je lui dise que c'est faux, alors il pourrait me regarder avec sa moue dubitative et se dire :
"C'est sûr, par rapport à lui..."
Et ça le consolerait un peu, mais sans lui ôter ses idées stupides.
Je me tais et l'eau du fleuve rentre par mes orbites. J'aime bien Tim, on a grandi ensemble, dans le même minscule jardin d'immeuble. Il me regarde, lui. Il me voit sans ma graisse, c'est apaisant. Mais, parfois, je voudrais l'allonger sur la nationale et le regarder se faire éclater le crâne sous les roues des voitures. Le fleuve gris et boueux m'envahit.
Je me tais. Je me noie.
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