7 décembre
Cette année, il y a de la neige à Paris, je crois que je n’en avais jamais vu. Bon, je ne sors pas beaucoup, parce qu’entre l’écriture et le travail, je n’ai pas trop le temps. Si j’étais chez pépé, je serais sans doute sorti couper du bois entre deux exercices de maths.
Avant d’aller un peu plus loin, il faut quand même que j’explique quelque chose. On ne sait jamais, peut-être que ce carnet tombera entre d’autres mains que celles à qui je prévois de le donner.
C’est un cahier petit format qui m’a été offert par mon grand-père quand j’ai eu dix ans. Il fait cent-vingt pages et chaque année, en décembre, j’écris cinq pages d’un évènement ou deux qui m’ont marqué. La première année, j’ai écrit le 1er décembre. La deuxième, le 2 décembre, et ainsi de suite.
Je sais que les évènements qui se sont déroulés du premier au six décembre de ce carnet ont eu l’air de se suivre directement, mais ce n’est pas le cas. Si vous les lisez à nouveau, vous comprendrez qu’un an et un jour s’écoulent toutes les cinq pages. Ce qui veut dire qu’à l’heure où je vous parle, j’ai seize ans et je viens d’entrer en classe de Première.
Si vous ne l’aviez pas remarqué, et bien, je suis assez content, parce que cela veut dire que j’ai bien réussi à produire l’effet que je voulais.
Pourquoi cinq pages ? Pourquoi en décembre ? Et pourquoi choisir de raconter mon histoire de cette manière ? Et bien, j’ai une idée derrière la tête. Je ne sais pas si je pourrais la réaliser, puisqu’elle me demanderait de me souvenir de ce carnet pendant un moment. Mais l’an prochain, je retournerais chez Pépé pour lui parler de mon idée.
Cette année, je ne suis pas parti en vacances chez lui. Pas que je n’en avais pas envie, mais Papa m’a dit que je devais me concentrer sur le bac blanc. Des fois, j’aimerais qu’il arrête de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Il a le droit d’avoir son opinion, mais moi, j’ai le droit de passer un peu de temps avec mon héros, non ?
En plus, Pépé commence à se faire vieux et j’aurais bien aimé lui donner un petit coup de main, au moins pour cette année. Et ce n’est pas Chacha qui le fera. Elle, elle a eu le droit de partir en vacances, mais c’est pour passer du temps avec son Don Juan adoré.
Au fait, je sais ce que je veux faire, maintenant. Je veux toujours être un héros, mais ce n’est pas avec la pression de mon paternel que je deviendrais un écrivain comme mon grand-père. Non, je vais faire du droit et je deviendrais juge. Je serais comme Noa, au final, un héros qui punit les méchants pour sauver les justes. Et puis, si j’ai le temps, je continuerais à écrire.
Mon ami renard me parle de temps à autres, mais il voit que j’ai moins de temps pour lui. En même temps, il en faut du temps pour devenir fort, intelligent et compétent. On ne naît pas héros. Mais il ne peut pas comprendre, c’est un animal sauvage.
Parfois, je me dis que le Goupil doit s’ennuyer dans son terrier. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’enfants aventuriers à affronter, dans la forêt de derrière chez Pépé. Ou peut-être que c’est Allan qui continue de le combattre quand nous ne sommes pas là. Qui sait. Je ne suis pas pressé de le revoir, lui, mais si ça doit arriver, il est hors de question qu’il me marche dessus comme la dernière fois. Je suis prêt, maintenant.
Et pourtant, qu’est-ce que j’ai hâte de retrouver l’Auvergne de Pépé ! Ses montagnes, ses forêts, ses terres immortelles ! Je vais exploser les scores au bac, si ça peut me permettre d’y retourner. Mon père est autoritaire, mais juste. Si il voit que c’est ce qui me motive, il acceptera sans doute que j’y retourne.
Je ne sais pas pourquoi, mais quand je suis ici, je n’arrive pas à écrire, ni même à penser à des choses intéressantes. Dans « Terminé », l’une de ses nouvelles fantastiques, Pépé parle d’un silence originel dans lequel les hommes de tous les temps puisaient leurs inspirations. Un silence si absolu et parfait qu’il suffisait de se plonger en lui pour découvrir l’univers immense qui sommeillait en chacun de nous. Il le décrivait comme l’entrée d’un réseau de galeries souterraines qui pouvait mener à tous les royaumes de l’imaginaire, pour peu qu’on se donne la peine de descendre assez profondément dans ses entrailles.
Ici, je ne parviens pas à trouver la paix nécessaire pour entrer dans ce royaume. Ce n’est pas faute d’essayer, pourtant.
Lorsque je retournerais en Auvergne, je le trouverais, ce silence. J’en suis sûr. Je puiserais en lui et je franchirais la porte des souterrains. J’ignore pourquoi, mais j’ai l’intime conviction que c’est ici que je trouverais tout ce dont j’ai besoin pour continuer ma route.
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