9 décembre
Eh bien, neuf ans que je tiens ce carnet, si c’est pas de la régularité, je sais pas ce que c’est !
J’ai eu mon bac, cette année, avec mention Très Bien ! Mais ça, c’est grâce à Armand, on s’était motivés. En même temps, de bons résultats étaient la condition sine qua non à notre départ pour l’Espagne, Gazoil, Armin, Armand et moi. D’ailleurs, maintenant, on surnomme Armand « Tony », comme le tigre des céréales, parce qu’il a pris un peu de muscle. Et moi, c’est « Scooby-Doo » ou « Scooby », parce qu’on me surnommait déjà Samy.
Le jour des résultats, on était tous sous tension. Gazoil et moi devions avoir de bonnes notes pour que nos parents nous laissent partir, Armand n’avait pas le droit de prendre la Clio à moins d’avoir une mention et Armin se fichait de sa note mais savait très bien que sans Tony ou Gazoil, nous n’aurions pas de voiture pour partir.
J’ai essayé de passer le permis, d’ailleurs, mais je l’ai raté. Je sais pas pourquoi, mais l’auto-école me stresse. Depuis que je suis petit, j’ai toujours eu tendance à être ailleurs, alors être vigilant en permanence, c’est assez difficile pour moi. Gazoil l’a eu du premier coup, par contre. Ce qui fait qu’on a eu deux conducteurs pour Huelva. Oui, Huelva, une ville située tout au sud de l’Espagne. Dix-huit heures de route depuis la banlieue de Paris.
Ou plutôt huit heures jusqu’à Saint-Sébastien, la première ville dans laquelle nous nous rendions. Et ensuite, pendant un mois, nous sommes descendus jour après jour dans l’extrême sud du pays avant de rentrer.
Me limiter à cinq pages pour décrire le voyage le plus fort, le plus intéressant, le plus beau et le plus mémorable de ma vie serait criminel. Aussi, je vais résumer ce qu’il s’est passé dans les grandes lignes et j’entrerais dans les détails dans un autre de mes carnets.
Le premier jour, nous avions parfaitement défini les tâches de chacun. Tony, à qui appartenait la Clio était le conducteur principal, chargé de nous amener à destination 70% du temps. Lorsqu’il était fatigué, Gazoil, le conducteur auxiliaire prenait le relais. Le reste du temps, il avait la main sur le GPS et s’assurait que le trajet soit bien respecté. Armin était le responsable logistique, c’est-à-dire qu’il tenait un œil sur le budget, les batteries, les réserves d’eau, de nourriture et d’essence qu’il nous restait. Moi, j’étais le guide : j’avais la main sur tous les lieux et activités intéressantes à faire là où nous nous trouvions.
Et puis, nous sommes partis à l’aventure, toujours plein de métal dans les oreilles et de « Red Bull » dans les veines. Je crois que de tout ce qu’on a pu faire, ce sont les trajets que j’ai préféré. Ceux-ci paraissaient toujours interminables et fatiguants, mais après tout, c’est ça l’aventure, non ? Lorsque nous nous arrêtions sur une aire d’autoroute, nous étions comme quatre cowboys qui entrions dans un saloon abandonné au milieu du Texas. En tout cas, c’est comme ça que je le voyais.
Et puis, nous sommes arrivés. Les premiers jours, même si aucun de nous n’osait le dire, nous avions un peu le mal du pays. C’était pour nous tous le premier grand voyage que nous faisions sans parents ou professeurs. Et puis, on s’y est vite habitués. Le soir, il nous arrivait d’allumer des feux de camp dans le désert en sirotant une bière ou d’aller plonger dans la mer lorsqu’elle était accessible.
Je me suis aussi rendu compte en les côtoyant que Gazoil et Armin n’étaient pas ceux qu’ils avaient l’air d’être à l’école. Armin, c’était pas qu’il était introverti, c’était plutôt qu’il avait jamais eu d’autres amis avant nous et qu’il savait pas trop comment faire. Et pourtant, on ne peut pas dire qu’il se soit beaucoup lâché pendant ces vacances. Seulement, son regard le trahissait : il nous voyait de plus en plus comme des frères à qui il avait le droit de faire confiance. Je le sais, parce que je suis passé par là, moi aussi. Grâce à Pépé.
Gazoil, en revanche, bien que rien ne puisse m’enlever de la tête qu’il soit un peu bizarre, s’était calmé sur les coléoptères et le P-51 Mustang. Il était en pleine forme et cherchait toujours à nous défier à la course, à la nage ou à toutes sortes de jeux improbables. Sans lui, on se serait moins marrés. C’est sûr.
Armand les redécouvrait, lui aussi. Je voyais à son regard qu’on se comprenait sur ce coup-là. Le dernier soir que nous avons passé là-bas, il est venu me parler d’eux. Nous étions tous les deux assis sur le capot de sa voiture en buvant je-ne-sais quel truc très calorique.
- Mec, tu crois qu’on va les revoir ? m’a-t-il dit en les regardant partir au loin pour acheter des cigarettes.
- Ben bien sûr, t’es fou ou quoi ? »
- Les premiers mois bien sûr, mais après ? Est-ce qu’on va rester en contact ? Mon frère me dit souvent que les groupes du lycée, tu les revois plus après quelques années de fac.
Il a bu une petite gorgée à ce moment-là. Il était plus renfermé que d’habitude, comme si quelque chose le préoccupait.
- Et même nous, si on avait pas choisi la même filière, est-ce qu’on aurait continué à se voir ?
- Ah non, vieux, je t’interdis de penser un truc pareil. Si on commence à réfléchir comme ça, c’est sûr que tout va s’écrouler. Et si on tombe, tout tombe.
- Ouais, t’as raison.
- A l’Espagne ? lui dit-je.
- Et à la France, cher ami, qui nous voit rentrer plein d’or dans le cœur.
Aujourd’hui, on est en première année de droit et c’est assez différent du lycée. La quantité de travail est assez énorme, mais le pire, c’est surtout de réussir à se motiver. Code civil, code pénal, code du travail… on lit et on recopie plus de code que les types qui sont partis en informatique.
Jusqu’ici, tout va bien, mais j’ai un mauvais pressentiment. Mon ami renard revient me voir de temps en temps, mais je n’ai pas de temps à lui accorder. Je sais qu’il vient pour l’aventure, mais elle a rarement sa place chez quelqu’un qui aspire à la stabilité.
Quant à Gazoil et à Armin, je n’ai pas de nouvelles d’eux.
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