10 décembre
La semaine dernière, c’était l’enterrement de Pépé.
C’est pas juste. Je ne sais pas quoi dire ni quoi faire. C’était mon seul allié et le seul membre de ma famille qui m’ait vraiment aimé. Bon sang, ça devait forcément arriver, c’est sûr, mais pas ici, pas maintenant.
Lorsque nous l’avons appris, maman et moi sommes allés chez lui pour nettoyer sa maison et rassembler ses affaires. J’ai cherché partout, mais je n’ai rien trouvé pour moi, pas une lettre, pas une ébauche, pas un mode d’emploi sur comment réussir ma vie. Comment est-ce que je vais faire, moi, sans tes conseils ? Tu y as pensé, pépé ?
Nous avons passé deux jours là-bas, même si ça nous filait le blues. Et puis, Chacha nous a rejoint avec Allan. Il bosse dans la télécommunication, maintenant. Est-ce qu’elle était vraiment obligée de ramener ce parasite à l’enterrement ? Il ne savait rien de mon grand-père.
Lorsque nous sommes entrés dans l’église, j’ai été surpris du peu de monde qui se trouvait à l’intérieur.
Pépé était devenu connu grâce à ses livres il y a maintenant quatre décennies. Pendant tout ce temps, il s’est fait un grand nombre d’amis, d’ennemis, de fans et de détracteurs. Il était très sociable, connaissait beaucoup de monde en Auvergne, à Paris et même dans d’autres pays.
Et pourtant, la petite assemblée qui s’était réunie pour lui rendre hommage ne devait pas dépasser les vingt personnes, ma famille comprise. La Baleine à Bosse était là, lui, et il pleurait. Tout le monde essayait de rester digne, mais ce monsieur ne pouvait pas retenir ses larmes.
D’abord, je me suis dit que c’était sans doute quelqu’un de très émotif. Et puis, je me mis à penser qu’il connaissait peut-être un peu mieux mon grand-père que je ne le croyais.
Qui était ce type, pour Pépé ?
En me retournant pour voir si c’était bien lui qui faisait tout ce bruit, je remarquai qu’il tenait la main d’une jeune fille installée à côté de lui. Celle-ci pleurait aussi, moins bruyamment, certes. Sa fille, peut-être ? De temps à autres, au milieu de leurs sanglots, j’ai cru remarquer qu’ils souriaient.
Ce qui me surpris le plus, c’est que le frère de Pépé vint me parler après la cérémonie. Oui, le frère de Pépé. Je n’étais même pas au courant de son existence avant aujourd’hui.
- Tu dois être Samuel. Tu te souviens de moi ?
- Non, je suis désolé…
- C’est normal, tu étais haut comme ça la dernière fois que je t’ai vu, me dit-il en touchant l’un des bancs de l’église. Je suis Antoine, le frère de ton grand-père.
Je ne savais pas quoi lui dire.
- Ah, d’accord.
Visiblement, lui non plus ne savait pas quoi dire. Ma mère semblait l’éviter, et puisque mon grand-père ne m’en avait jamais parlé, j’imaginai qu’ils avaient dû se disputer. Il resta un long moment près de l’autel sans rien dire et toussa un peu. Il était plus jeune que mon grand-père, mais pas beaucoup plus en forme.
- On en arrive là, tu vois, dans la vie. Quand on ne parvient pas à faire la paix avec quelqu’un. Un jour, on se retrouve devant une boîte et celle-ci ne peut ni nous répondre, ni nous pardonner. Tout ce qu’elle peut faire, c’est nous rappeler tout le temps qu’on a perdu en fierté et en futilités.
Je ne pensais pas qu’il briserait le silence aussi brutalement, ses mots sont restés gravés dans ma mémoire, depuis.
- Tu salueras ton père de ma part, a-t-il dit en remettant son chapeau et en sortant de l’église.
Après ça, on est rentrés à la maison et je n’ai pas arrêté de me demander ce que j’allais pouvoir faire. J’ai essayé de griffonner quelque chose sur mon carnet mais tout sonnait faux, cliché, peu naturel. Alors j’ai pris un livre de Pépé dans le tiroir. Un de ceux que je n’avais jamais lu parce qu’ils étaient trop intenses pour les enfants.
L’histoire, c’était celle d’un vieil artisan qui, suite à un accident, ne pouvait plus travailler de ses mains. Il se rendait peu à peu compte que sans ce don, personne même dans sa propre famille ne semblait l’aimer comme avant.
Pour se rendre utile à nouveau, il essayait toutes sortes de métiers : vendeur sur Internet, animateur de colonie de vacances… et même gangster. Il était alors obligé de faire des choix brutaux et de se mêler à une sombre affaire qui le dépassait, au point où il ne pensait même plus aux proches dont il voulait regagner la considération au départ.
Mais à la fin du roman, il réalisait que, dès le début, personne n’avait arrêté de l’aimer ou de lui faire confiance. Personne à part lui-même. Regardant tout ce qu’il avait accompli, il acceptait finalement de ne plus se voir comme un fardeau pour les siens, faisait arrêter les trafiquants pour qui il avait travaillé et passait sa retraite auprès de ceux qui l’aimaient. Il ne se voyait plus pour ce qu’il savait faire, mais pour ce qu’il était.
C’était un bon livre, riche en sous-texte. Pas le meilleur de pépé, mais un bon livre.
Mais le plus important, c’est le surnom que prenait Henri, le héros, lorsqu’il devenait trafiquant d’armes : Ténor.
Tout s’enveloppait de brume et en même temps, tout devenait clair. Les larmes, la famille, le pull kitch à motif de baleine.
Je ne saurais jamais quel lien pouvait exister entre ce personnage fictif et la Baleine à Bosse, ni entre mon grand-père et ce Thierry, alias Ténor. Avait-il inspiré mon grand-père ou, au contraire, s’était-il vu dans ce personnage ? Est-ce pour ça qu’ils étaient devenus amis ?
Toujours était-il que le jour de l’enterrement de mon grand-père, alors que même son éditeur et ses collègues n’étaient pas venus, lui, il était là. Et il pleurait. Ce vieil homme affaibli et retraité qui portait fièrement un vêtement ringard parce que quelqu’un qui l’aimait le lui avait offert. Ce que je crois, c’est que mon grand-père avait d’une manière une d’une autre redonné de l’espoir à cet homme par son récit. Non, je ne le crois pas. J’en suis sûr.
Parce qu’un homme a un jour saisi sa plume pour coucher la vérité sur un peu de papier, quelqu’un d’autre a repris courage, quelqu’un a continué sa vie ici-bas, fièrement et dignement, quelqu’un est revenu à l’essentiel, à ce qui compte vraiment.
Sacré pépé. C’était ça, le sens de ta vie. C’était ça, ta mission. C’est pour ça que tu me disais de viser juste et de frapper fort.
Alors j’ai pris une feuille de papier, un crayon, et j’ai recommencé à écrire l’histoire de Noah, d’Emmi et de leur grand-père Erpilan, parce que ça veut dire « Cœur doré » dans la langue ancienne d’un des livres de Pépé.
Je l’ai fait plus sérieusement que jamais. Je ne sais pas comment, mais j’ai encré mon récit dans le réel. J’y ai mis de mon cœur, de mes tripes, j’y suis allé sans failles, sans me tromper, comme si j’étais entrain de me battre.
La Baleine à Bosse est réapparu dans cette nouvelle version du récit. C’est toujours ce marin qui cherche à extraire un mystérieux matériau pour devenir immortel. Mais cette fois, il le fait parce qu’il n’a pas envie de devenir inutile. Parce qu’il veut continuer à être la Baleine à Bosse, pour voguer sur les sept mers pour l’éternité.
J’ai écrit comme Pépé me l’avait appris :
J’ai tenu la masse dans mes mains, je n’ai eu peur ni de son poids ni de son tranchant et je l’ai abattu sur le matériau brut : mes histoires d’enfances. Pas pour les détruire, mais pour les affiner, en faire quelque chose de plus net, de plus beau, de plus vrai.
A la prochaine, Pépé.
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