Cette année, je viens de passer en deuxième année. Oui, deuxième, pas troisième, parce que j’ai redoublé la première. J’étais pas assez assidu. Maintenant qu’Armand est une classe au-dessus de moi, je parle plus à grand monde. Enfin, si, il y a bien Marie. C’est une petite blonde avec qui je rigole souvent. Elle est toujours chic, bien habillée, distinguée. Je crois que je suis un peu amoureux d’elle.

Quand je dis qu’on rigole ensemble, c’est peu dire. Tout le temps qu’elle ne passe pas à réviser, elle le passe avec moi. Je crois qu’elle m’aime bien, elle aussi. C’est quelqu’un de très exigeant avec elle-même et avec les autres. Depuis que je traîne avec elle, je fais un effort sur ma tenue, mon hygiène de vie et même un peu de sport le soir. Je me conduis en élève studieux, aussi. D’ailleurs, je ne lui ai même pas dit que j’avais redoublé, je pense qu’elle me prendrait pour un guignol si elle le savait.

Mon père l’a aussi un peu mauvaise depuis qu’il sait que j’ai redoublé. Il m’a même dit que s’il avait su que je prendrais les choses avec si peu de sérieux, il n’aurait pas donné autant de son temps pour moi.

Alors je charbonne. Après tout, ces études, je les ai choisies, et je serais un peu ingrat de vouloir abandonner maintenant. De toutes façons, ce serait pour aller où, hein ?

J’ai plus le temps d’écrire, alors il faut que je me focalise sur le héros que je veux devenir pour de vrai. Sur le modèle de justice que je dois incarner. Chaque fois que j’ai un doute là-dessus, je relis mes comics Batman, Punisher et Judge Dredd. Bien sûr, quand on me demande quelles sont mes inspirations, j’essaie de sortir des noms de philosophes célèbres que j’ai lus pour avoir l’air cultivé.

Parfois, c’est un peu difficile. J’entends les autres parler de carrière et d’argent comme s’ils n’avaient aucun esprit combattif, aucune chevalerie. Je me sens décalé, mais j’essaie de faire comme eux. Après tout, je ne peux pas rester un enfant toute ma vie.

La dernière fois que j’ai écrit, j’en ai parlé à Marie autour d’un café. C’est la première fois que je parlais de mes histoires à quelqu’un d’autre que Chacha. Le récit que je venais de terminer était l’histoire d’un jeune héraut du Moyen-Âge qui découvrait un secret sur le fou de son village et je lui parlais de tous les retournements de A à Z. Du passage de mon héros dans un monde inconnu fait de magie et de mystères, du fou qui, au fur et à mesure de l’histoire prenait de l’ampleur, jusqu’à ce que l’on comprenne qui il était réellement.

- Ouais, c’est de la fantasy classique, quoi, m’avait-elle répondu quand j’ai terminé. C’est pas super original.

J’ai simplement acquiescé en faisant mine de rire. Je lui ai dit « ouais, de toutes façons c’est un petit hobby à côté des cours », mais j’étais dégoûté. Ces choses-là représentaient tellement à mes yeux.

- Tu fais vraiment des trucs d’enfants, parfois, rit-elle.

C’est vrai, je dois arrêter d’être aussi rêveur et enfantin. Ça ne me fait rien gagner. Ecrire avait de la saveur quand j’étais petit, mais c’est pas le vrai monde. Et surtout, c’est pas comme ça que je me ferais aimer ou respecter. Je resterais à jamais un gamin, si ça continue. En plus, mes récits ne sont pas très bons, surtout pour tout le temps et l’investissement que j’y mets. Allez, Sam, soit rigoureux. Pense plus à ces trucs-là.

Pour être honnête, le seul truc qui me pose souci avec cette discipline que je m’impose, c’est que je craque toujours à un moment où a un autre. En fait, c’est même plutôt dès que j’en ai l’occasion. Je mange beaucoup de trucs très gras, par exemple. Alors qu’avant j’étais plutôt maigre, je commence à avoir un peu de ventre, malgré le sport. Et puis, je peux passer des nuits entières sur des jeux ou des vidéos YouTube sans vouloir en partir. Les lendemains de ce genre de soirée, j’ai l’impression d’entendre un bourdonnement plus fort que si j’avais bu.

Comment font les autres pour rester toujours alertes, en pleine forme, compétitifs ? Comment a fait Armand, par exemple ?

Lui, il fait pas mal de muscu et il a bien progressé depuis le lycée. Avant, il était aussi maigre que moi, maintenant, on peinerait presque à croire qu’on a le même âge. Et malgré toute cette implication au sport, dans les études et avec les filles, il peut enchaîner les soirées, manger sans prendre un gramme et jouer aux jeux vidéo toute la journée.

J’imagine que c’est ça, quand on grandit. On réalise vraiment que certains sont meilleurs que d’autres. Mais à part pour ce qui est de fuir la réalité, je ne trouve personne qui soit en dessous de moi.

Chacha, par exemple, n’est pas aussi dépendante des autres que je ne le suis. Allan et elle se sont installés en Auvergne d’ailleurs. Lui, il a pris en grade et elle, elle essaie de développer sa boutique en ligne.

Marie, elle a beaucoup plus de discipline que moi, comme je le disais.

Et Armand et bien… Vu tout ce qu’il a de plus que moi, on peut dire qu’il a carrément l’avantage génétique.

Marie, Armand, Allan, Chacha. J’ai peut-être connu des gens trop forts, trop exceptionnels. J’ai peut-être un peu trop cru que j’étais comme eux, par le passé. Au final, comme le dit Marie, je suis classique et pas super original.

Et Pépé, s’il était là… Peut-être qu’il saurait quoi me dire. Et encore, je suis même pas sûr. Quoi qu’il en soit, il faut arrêter de penser et continuer. Je ne fais que me lamenter sur mon sort, mais ça ne fera pas avancer ma vie dans le bon sens.

Mets-toi des claques, Sam, bon sang. Tu dois accepter qu’à part toi, personne ne t’aidera. Tu dois te débrouiller pour chasser ces pensées de ton esprit.