13 décembre

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Je ne me souvenais même plus de ce carnet alors qu’il a traversé ma vie. Cette année, alors que je suis de retour chez mes parents, je le retrouve posé sur mon étagère à livres aux côtés des livres d’aventure qui ont bercé mon enfance : Le Seigneur des Anneaux. L’Île Mystérieuse. Les Voyages de Gulliver. Après avoir tout relu, je prends une grande inspiration. Je me demande si ça vaut vraiment le coup de continuer. Après tout, l’année dernière, je n’y ai même pas pensé.

Allez, pourquoi pas. Ça aura au moins le mérite de m’occuper un peu.

Quand j’ai commencé ce carnet il y a maintenant plus de dix ans, je me suis dit que j’y noterais un évènement marquant chaque année. Mais plus on grandit, moins il se passe de choses intéressantes.

Les amis partent et les aventures s’enfuient avec eux. On trouve de moins en moins de goût à ce qui nous animait autrefois : promenades, livres, films, jeux, parce que ce n’est plus utile. Et la pression de nos responsabilités nous pousse à ne jamais rien faire d’inutile. Je ne m’en plains pas. C’est juste que c’est comme ça.

Quand on est enfant, nous sommes en permanence confrontés à la nouveauté et au changement. Nous devons apprendre, découvrir, faire preuve de curiosité tout en ayant un niveau de stress particulièrement bas puisque nos parents assurent nos besoins vitaux sans que nous ayons à y penser. Nous vivons une aventure perpétuelle avec toutes les joies, les peines, les victoires et les défaites que cela implique.

Et puis, à la sortie de l’adolescence, notre vie devient rythmée par un enchaînement routinier des évènements, nécessaire à notre stabilité et à notre bon fonctionnement dans la société.

Grâce à ce processus, nous progressons dans un élan continu qui nous pousse à maîtriser de plus en plus ce que l’on fait. Sans cela, nous serions complètement perdus.

Mais voir les choses se dérouler de la même façon jour après jour, c’est aussi accepter d’abandonner le monde effrayant et fascinant de la découverte et de l’apprentissage. Et quand notre vie diminue en intensité au profit de l’habitude, notre perception du temps est accélérée.

En bref, moins il se passe de choses, plus le temps passe vite et plus le temps passe vite, moins il se passe de choses.

Enfin, ce n’est pas pour ça que je n’ai rien à raconter. Ma vie n’est plus un roman d’aventures, mais elle est peut-être au moins une petite rubrique du journal.

Je suis sorti avec Marie pendant plus d’un an mais ça n’a pas marché. Je n’ai pas réussi à maintenir l’illusion. A faire semblant d’être autre chose que moi-même. Parfois, je me demande même comment elle a pu s’intéresser à moi. Bien sûr, quand elle m’a quitté, j’ai été attristé. Mais aujourd’hui, je me rends bien compte qu’on n’était pas fait l’un pour l’autre. Je crois que j’aimais surtout le fait de traîner avec quelqu’un au quotidien. Me sentir un peu moins seul.

Mon seul regret, ça a été de me changer pour lui correspondre. Faire semblant d’être le type chic, studieux, qui s’intéresse à la mode et à la technologie, comme elle. Je me suis perdu et, en relisant mon carnet, je me rends compte que j’ai oublié qui j’étais avant.

Lorsque je suis seul dans mon appartement entre dix-sept et dix-neuf heures, par exemple, je ne sais même plus quoi faire. Qu’est-ce que je faisais, avant de passer mes fins d’après-midi avec elle ? Avant de rejoindre ce groupe de débat politique, qu’est-ce que je faisais de mes jeudi soir ?

Ah oui, puisqu’il faudra que j’aborde ce sujet à un moment ou un autre, autant le faire tout de suite : au milieu de l’année, Marie et mon père m’ont encouragé à intégrer le club de débat d’un parti auquel je n’adhérais pas particulièrement. En fait, je n’adhère à aucun d’entre eux, maintenant. Pendant un moment, je me suis pris au jeu. Je m’informais régulièrement de l’actualité politique parce que cela m’aidait à me reconnecter au monde dans lequel j’évoluais. J’ai pris une vraie bouffée d’air frais. La politique, à l’instar de la philosophie et de la religion, nous fait prendre part à quelque chose de plus vaste.

Mais ici, tout le monde parlait de ses lectures, des comptes-rendus Youtube ou Twitter de telle ou telle personnalité, de l’avis de médias populaires ou moins populaires. Il me semblait que personne ne parlait de sa propre expérience ni de son véritable avis. En même temps, la majeure partie du groupe était composée d’étudiants et de jeunes qui étaient devenus cadres du parti après la fin de leurs études. Pourtant, certains d’entre eux comptaient parmi les fervents défenseurs de leurs idées.

Comment pouvait-on avoir un avis aussi tranché avec une expérience aussi limitée de la vie active ? C’est ce que je me demandais souvent, qui m’empêchait de prendre part à certaines discussions et qui finit par me faire m’en aller. D’ailleurs, Marie s’est mise avec l’un des garçons du groupe, depuis. Un étudiant en sciences politiques.

Mon père m’a reproché de ne plus y aller. Pour lui, il est important que je fasse quelque chose en dehors des cours pour marquer la différence avec les autres élèves. Je sais qu’il a raison, au fond, mais j’ai déjà tellement de choses à gérer que je préfère faire semblant de l’écouter, désormais. Je n’ai plus envie d’être découragé par ses recommandations.

C’est amusant, tout de même, mon père a passé tant de temps à me commander de faire ceci ou cela que je ne le connais pas en dehors de ses ordres et de ses demandes. Je ne sais pas trop quel genre d’homme il est, avec les autres. Ma mère non plus, quand j’y pense. Elle a toujours été très effacée et suivait mon père dans ses décisions dès qu’elle le pouvait. Au contraire, malgré le peu de temps que j’ai passé avec Pépé, je le connaissais bien mieux que mes parents.

Cette année, je suis dans la dernière ligne droite pour devenir juge, comme je l’ai toujours voulu. Après les stages et les nouvelles formations, j’aurais complété mon voyage et j’aurais enfin le trophée du héros : le droit d’avoir un titre et un rôle à jouer dans ce monde.

Je sortirais enfin de ce cycle de détachement et de mépris de moi-même dans lequel je me suis plongé le jour où je me suis retrouvé au sol et où Charlotte a détourné le regard.

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