15 décembre
Que se passe-t-il depuis l’année dernière ? Et bien, déjà, j’ai trouvé un petit emploi à la bibliothèque près de ma faculté. Je ne suis pas payé des cent et des milles, mais c’est bien mieux que rien. Je me suis mis à lire de plus en plus souvent et je crois que ça va un peu mieux mentalement. Je ne parle toujours pas à mon père, mais j’avoue que je n’y pense plus. Armand, en revanche, ça fait un petit moment que je ne l’ai pas vu.
Il me propose souvent de venir chez lui ou de jouer à un jeu vidéo, mais je prétexte toujours quelque chose pour ne pas y aller. J’ai trop honte de lui dire que j’ai arrêté et je pense que si on se voyait, il finirait par aborder le sujet.
J’ai rejoint un cours d’écriture du soir, sans trop de conviction. J’avais simplement envie de me retrouver avec des gens qui partageaient ma passion. Je dois avouer qu’au départ, je n’étais pas spécialement convaincu. D’abord parce qu’en matière d’écriture, chacun disposait de centres d’intérêt et d’univers très différents. Ensuite, parce que chacun avait sa raison d’écrire. Certains le faisaient par plaisir, d’autres avaient ce besoin vital et ne pourraient pas faire autrement, certains encore voulaient en tirer de l’argent ou en faire une carrière. Et puis, il y avait aussi ceux qui cherchaient à exploiter un don naturel.
Toutes ces différences créaient un climat un peu particulier. Il y avait des gens comme moi là-bas, certes, mais aussi de grands fans de high-fantasy et de Warhammer, des romantiques et des poètes, des lecteurs et écrivains de polars, de thrillers et de bouquins d’horreur.
Rien que dans les styles de vie et de personnes, on y trouvait de tout : des types qui écrivaient quelques lignes de temps en temps et d’autres qui auraient voulu que leur œuvre soit portée sur grand écran, des gens froids et d’autres chaleuruex. Il y avait des filles et des garçons, des anciens et des plus jeunes, des riches et des pauvres. Disciplinés ou bordéliques, excentriques ou ordinaires, timides ou extravertis, on se réunissait tous autour de l’écriture, mais il n’y avait bien que ça.
Le format proposé me changeait aussi pas mal de mes habitudes. En temps normal, j’écrivais simplement ce qui me passait par la tête, quand je le voulais. Là, nous étions régulièrement soumis à des exercices : écrire à partir d’une photo, continuer le texte de notre voisin, décrire un objet sans le nommer ou utiliser un champ lexical trop évident…
Je n’aimais pas faire ça. Souvent, l’inspiration ne venait pas et je me mettais à écrire quelque chose de plutôt médiocre et banal. Mais au fil du temps, j’ai compris à quel point me tenir à ces exercices me faisait sortir de ma zone de confort.
Quelqu’un a dit un jour que les idées étaient comme des dizaines d’objets qui flottaient en apesanteur dans notre cerveau et que l’inspiration n’était autre que la friction entre deux de ces objets. Cette brave personne, dont je ne me rappelle ni du nom, ni du métier, ni du sexe, conseillait de multiplier les objets pour augmenter ces frictions.
Lorsque je m’exerçais à écrire trois pages à partir du mot « miel », je m’élançais dans un monde inconnu et désagréable, c’est vrai. Mais au final, c’est ce qui me permettait de me renouveler tout le temps, d’envisager de nouvelles façons d’écrire et de voir ma discipline sous un autre angle.
Une fois ces zones d’ombre éclaircies et ces nouveaux points de vue ajoutés à mon répertoire, je pouvais être plus efficace, plus violent et plus amusant que jamais dans les histoires qui comptaient vraiment pour moi.
Là-bas, je me suis fait une amie, Anne, que tout le monde surnomme Annie, mais je crois qu’elle est complètement zinzin.
Déjà, elle ne me prévient jamais quand elle vient me rendre visite. Elle sonne et s’installe directement dans mon canapé comme si de rien n’était. Elle se sert dans mon frigo dès qu’elle en a envie et n’enlève même pas ses chaussures.
Je dois avouer que je n’aime pas du tout ces manières. J’ai toujours un appartement propre et mon père m’a appris à haïr l’indiscipline. Je lui répète sans cesse, mais c’est comme si elle oubliait à chaque fois qu’elle repartait. Parfois, quand j’entends la sonnette, je soupire longuement en sachant très bien ce qui m’attends.
Mais bizarrement, c’est quand elle est là que j’écris le mieux.
Elle prend le cours d’écriture très au sérieux et me ramène toujours les derniers livres qu’elle a lu. A chaque fois, elle prend le temps de m’expliquer ce qu’elle a préféré dans telle ou telle version d’un de mes écrits. On discute souvent de livres, de films et de musique. On n’a pas tout à fait les mêmes goûts, mais on a le même regard et la même passion.
Je disais tout à l’heure qu’au club d’écriture, il y avait ceux qui aimaient écrire, ceux qui étaient doués, ceux qui en avaient besoin et ceux qui voulaient que ce soit leur travail. Elle et moi, nous étions tous les deux tout ceci en même temps.
Lorsqu’elle traîne chez moi et qu’elle met de la musique, il suffit que je mette le doigt devant la bouche pour qu’elle comprenne que je vais me mettre à écrire. Et là, elle fait le silence total. Elle en profite pour lire, écrire ou dessiner des choses dans son carnet.
Oui, elle est un peu folle, je crois. Parfois, je dois faire l’effort de revenir à moi pour ne pas devenir fou, moi aussi.
L’autre jour, j’ai commis l’erreur de lui dire que malheureusement, ce qu’on faisait, ça ne servait à rien. A part nous faire plaisir à nous même. Elle a carrément pété un plomb, je ne pensais pas que ça pourrait aller aussi loin.
- Alors pourquoi t’écris, si ça sert à rien, hein ? Espèce de malade mental qui fait un truc en boucle en pensant que ça sert à rien ! Arrête tout de suite, si ça sert à rien !
Elle m’a balancé un oreiller.
- Calmos, Annie ! Qu’est-ce que j’ai dit ?
- T’as rien dit, t’as cru, c’est tout ! Et t’as cru une connerie ! Comment est-ce qu’on se serait sortis du pétrin, si nos ancêtres nous avaient pas montré ce qu’il fallait faire dans leurs récits, hein ? Et comment on aurait progressé, si personne ne s’était permis d’élargir le champ des possibles ? De raconter ce qu’était l’aventure, la vraie ? Les histoires, ça nous rend forts, ça nous rend bons, ça trace notre chemin, loin devant nous. Ça nous sauve, parfois, en tout cas bien plus que tous les bouquins de développement personnel à la con.
Je repense à la Baleine à Bosse.
- Ouais, c’est un peu vrai, mais calme-toi.
- C’est pas un peu vrai, c’est carrément le seul truc qui compte, me dit-elle, les larmes aux yeux. Si tu crois pas que ce que tu fais, c’est utile, alors c’est même pas la peine de continuer.
Elle reprend sa respiration, elle vient de balancer ça trop vite. Moi, je ne sais pas quoi lui répondre, elle a touché une corde sensible, je crois.
- Si ça tombe, tout tombe.
…
Je devrais rappeler Armand.
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