19 décembre
Encore une très bonne année. Nous avons publié « La Défense », la suite de l’Attaque, notre premier roman. L’histoire, je vous l’ai déjà racontée, c’est celle du prince au double-jeu. Notre éditeur a même accepté de sortir un recueil de nouvelles pour faire patienter nos lecteurs avant l’ultime volume. Heureusement, parce que l’écriture traîne un peu. Après tout, conclure une saga n’est pas si simple.
Quand on sort un livre, il faut bien comprendre que c’est comme s’il se divisait en deux. Il y a cette version qui existe dans notre tête pendant l’écriture et la relecture, et il y a l’univers que bâtissent mentalement ceux qui l’ont lu. Ils voient des rapports auxquels nous n’avions pas pensé, supposent que la suite va se dérouler d’une certaine façon, sont happés par des détails qui nous paraissaient anodins et, au contraire, ne se préoccupent pas de bien des artifices que nous avons eu du mal à mettre en place.
Alors, plus une saga avance et plus il devient difficile de concilier ces deux versions. Lorsque la Défense est sortie, beaucoup de gens ont apprécié, mais la plupart auraient préféré que l’histoire se déroule autrement. En fait, notre suite n’est même pas une suite, mais pourrait être considéré comme une histoire différente. Certains ont été déçus de ne pas voir apparaître la plupart des personnages du premier livre.
En plus, cette fois-ci, nous écrivons la conclusion. Impossible de se cacher derrière un habile « ce point de l’histoire sera éclairci dans la suite », cette fois-ci. Nous devons répondre à toutes les questions que nous avons posées tout en construisant une fin qui a du sens et que les gens pourront comprendre. Ce n’est donc vraiment pas une mince affaire.
Annie aimerait une fin en demi-teinte, plutôt malheureuse. Après tout, une famille bâtie sur le mensonge pouvait-elle subsister dans le temps, quelles que fussent ses ambitions ? Pour elle, il était clair que non. Dès l’instant où le premier prince avait usurpé le pouvoir, la lignée était condamnée.
Pour moi, il fallait que la fin soit heureuse.
Le premier prince était un menteur ambitieux et un usurpateur. Le second avait quelque chose de lâche, certes, et d’un peu peureux. Mais le dernier prince, celui qui devait être le héros de cette ultime histoire, ne faisait que subir les erreurs de ses prédécesseurs. Il était doux, honnête et se croyait fermement issu d’une dynastie chevaleresque à qui il cherchait à ressembler. Là où les deux autres avaient fini par provoquer la guerre, lui la subissait.
Toute l’histoire tournait d’ailleurs autour des conséquences des évènements des deux premiers livres. Nous insistions beaucoup, Annie et moi, sur l’importance de changer les choses maintenant plutôt que d’essayer de réparer les dégâts plus tard.
Mais après avoir été salués par la critique en racontant l’histoire de personnages inédits et très moralement ambigus, pouvions-nous vraiment écrire quelque chose d’aussi simple ?
Notre éditeur nous le faisait souvent remarquer. Pour souligner la tournure qu’avait pris le projet, il disait qu’après « L’Attaque » et « La Défense », notre troisième tome devrait s’appeler « La Fuite ».
D’ailleurs, il allait être assez difficile de trouver un titre. Donner une opposition aussi binaire dans le titre de nos deux premiers livres aiderait encore plus à exclure le troisième de la saga.
Mais il n’y a pas de souci à se faire. Jusque-là, tout s’est bien déroulé, alors il faut bien qu’une épreuve se dresse devant notre chemin. Tout ce que nous devons faire, c’est continuer à nous creuser la tête, à réfléchir, à vivre et à aimer ce que nous faisons. A force d’acharnement, on y arrivera.
En parlant d’épreuve, Annie a arrêté le travail, sa maladie ne s’est pas arrangée. Selon le médecin, ce sont ses défenses immunitaires qui lui font défaut. Elle continue de m’aider de temps à autres, mais il faut qu’elle se ménage si elle veut se remettre à produire assez d’anticorps.
Chacha est venue me rendre visite le mois dernier. Elle voulait prendre quelques nouvelles et faire dédicacer deux livres pour une de ses amies. Allan n’est pas venu, parce qu’il était sur une tournée, mais selon elle, il me passait le bonjour. J’en suis ravi, tiens.
Elle m’a dit qu’elle était très contente que je réussisse dans ce domaine et que ça lui rappelait un peu les jeux qu’on faisait quand on était petits. Si elle savait.
- Est-ce qu’il y a des personnages inspirés de moi dans tes histoires ? Ou de Papa et Maman ? m’avait-elle demandé en riant.
- Non, il n’y en a pas, je crois, lui avais-je répondu.
Elle a eu l’air de se vexer et s’est braquée.
- Sympa.
Pour qui est-ce qu’elle s’est crue ?
- Quoi ? C’est pas la fin du monde. Les pulls que tu vends, il y a pas ma tête dessus et je t’en fais pas tout un foin.
- C’est pas ça, Sam. Fais pas comme si tu comprenais pas.
- Ben, non, je crois pas. Explique.
- Tu parles plus à personne, ni aux parents, ni à Allan, ni à moi… J’ai presque dû arracher l’info à Armand pour savoir que t’étais ici.
- Ben, j’ai ma vie, quoi. C’est un problème ?
- Ben oui. Figure-toi qu’on se fait du souci pour toi. On sait pas si tu nous aime vraiment, Sam. Quand on demande où tu es et ce que tu fais à Papa, il ne répond même plus.
- Alors ça, c’est son problème.
- T’as toujours eu un souci avec papa. Il t’a rien fait, pourtant. Et nous non plus.
- Oui, c’est ça. Vous êtes des saints, même, toi, ton Allan et ton père qui t’aime tant. En tous cas, si c’est pour ça que t’es venue, dégage. Ma femme dort à l’étage, elle a besoin de se reposer.
- J’ai même pas pu la rencontrer.
- Et moi je suis pas à ta disposition. Tout ça, je l’ai eu sans toi ni personne, alors je vois pas ce que je te dois.
- T’as pété un câble, m’a-t-elle dit en partant.
Je l’ai regardée partir sans remords. Après tout, ce n’est pas comme si elle habitait très loin. La dernière chose que j’ai faite, c’est d’ouvrir la fenêtre. Je lui ai dit :
- Tu passeras quand même le bonjour à maman, quand tu la verras.
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