20 décembre
Annie est tombée dans le coma il y a six mois. J’aurais voulu lui rendre une dernière visite, mais elle n’a pas eu la force de m’attendre. Le docteur dit qu’elle peut en sortir ou pas. Tout dépend de sa réaction aux traitements qu’ils lui administrent. Il n’y a quand même pas un très grand espoir. Lorsque je m’y suis intéressé, j’ai vu qu’il n’y avait eu pratiquement aucun cas de retour à la normale.
Merde. J’aurais au moins voulu que quelque chose se passe bien pour une fois dans ma vie.
Maintenant, je suis de nouveau seul. Quand je fais les cent pas dans le salon, j’ai l’impression d’être dans une pièce beaucoup trop grande pour le petit bonhomme que je suis.
Juste avant que nous ne soyons séparés, on a pu écrire un dernier livre. Pas n’importe lequel, c’est un livre pour enfants sur l’histoire du prince Noa. Il s’est écrit tout seul, pour ainsi dire. Ca faisait longtemps que nous rêvions d’écrire un roman jeunesse et nous avions tout le matériau à disposition.
L’histoire mêle tous mes travaux d’enfance sur cette histoire et tous ceux d’Annie sur les siennes. Comme quoi, notre dernière production nous aura demandé d’aller chercher au fond de nous-même, tous les deux. Je suis assez content de ça.
Notre éditeur, par contre, n’a pas beaucoup apprécié que nous ne tenions pas la deadline pour le troisième volume de notre saga. Il nous avait pourtant avertis, mais nous ne pouvions pas vraiment faire autrement : toutes les fins que nous lui proposions ne lui convenaient pas. La suite de l’Attaque et de la Défense ne sortira sans doute pas. Voilà la fin de notre histoire.
Parfois, on enchaîne très rapidement, dans la vie. On répète encore, encore et encore les mêmes choses, on se place dans un mouvement de balancier inarrêtable. Mais quand quelque chose stoppe cet élan, c’est comme si nous prenions soudainement conscience de tout le poids qui pesait sur nos épaules.
Cette masse nous écrase, et il est alors bien difficile de se remettre en mouvement. Sans Annie pour me pousser, je ne le pourrais plus. C’est comme si mes pieds étaient ancrés dans le sol et qu’ils ne pourraient plus jamais en sortir.
Ce soir, Armand et Gazoil sont venus me voir. Oui, même Gazoil est venu d’Espagne pour passer quelques jours chez moi. Nous avons décidé de nous faire une soirée comme à l’époque. Ce qui signifie vidéos de catch et boissons énergisantes. Tous les deux ont fait dédicacer leurs livres.
- Ça vaudra de l’or dans quelques années, alors il faut en profiter ! m’a dit Armand.
Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans ces types.
Avant d’aller nous coucher, Armand est venu me demander si j’avais besoin d’argent. Il pensait que j’avais des difficultés et à raison. J’ai feint que tout allait bien, évidemment. Jamais je n’accepterais de lui extorquer quoi que ce soit.
Armand est juge d’instructions depuis un moment maintenant et je suis allé le voir plusieurs fois. Il n’y a pas de doute, c’est le seul vrai juste juge que je connaisse. Je l’admire et l’admirerait toujours et pour cette raison, je n’ai aucune envie d’ouvrir une porte qui pourrait faire de moi un fardeau pour lui.
Quand ils sont repartis, j’ai cru que le balancier allait se remettre en marche, mais je m’étais trompé. J’ai continué à m’enfoncer.
J’ai relu mon carnet de décembre, et je me suis frotté à un constat amer. Rien que pour finir ce livre, il allait encore falloir que je tienne quatre ans.
Je n’arrive déjà plus à me projeter dans la journée de demain, alors penser que je vais encore vivre quatre ans, ça me paraît inimaginable. Et si je devais encore rester en vie dix ans ? trente ans ? cinquante ans ? Je n’ai même pas encore trente ans, alors c’est tout à fait possible.
Cinquante ans sans Annie, je ne peux même pas me le représenter, mais si je ne reste pas là, à attendre qu’elle se réveille, je risque de la manquer.
Est-ce que c’est ainsi que je vais avancer, maintenant ? A l’aveugle ? Gelé dans cette situation, en attendant que deux ou trois fois par an, mes amis me rendent visite ?
Je sors régulièrement pourtant, j’essaie de voir ce qu’il se passe à l’extérieur. Je n’arrive plus à écrire, mais je lis. En tous cas, quoi que je fasse, la réalité est la même. Je suis condamné à attendre que ma femme se réveille, comme son gardien de pierre.
Je suis passé devant la SPA la semaine dernière, j’y suis entré et, sur un coup de tête, j’ai adopté Falco, un malinois aux poils noirs. Il est très affectueux, nous marchons et courrons ensemble tous les jours.
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