21 décembre
J’ai déménagé. Maintenant, je fais l’assistant administratif dans la mairie d’une petite commune près de Lyon. Comme quoi, cette vieille licence de droit m’aura au moins servi à ça. Je n’avais pas vraiment le choix, à vrai dire. Il faut bien se nourrir.
Mon éditeur n’a pas renouvelé mon contrat parce que je n’ai pas pu terminer ma saga principale. Mes autres projets ne l’intéressaient pas. J’ai recommencé à écrire à petites doses et, pour ne pas trop me déconnecter du monde de l’édition, je me suis rendu dans quelques salons et j’ai donné des interviews.
Ce matin, j’étais au salon du livre de Brive pour y dédicacer mes trois romans et j’ai été confronté pour la première fois à mon public. Je crois que je ne m’attendais pas à recevoir autant de gentillesse de la part d’inconnus. Chacun avait sa vision propre de mon œuvre et j’ai adoré en discuter avec eux. Certains m’ont dit qu’ils avaient changé leur vision des choses, grâce à moi, et je n’ai même pas su quoi répondre. Cette idée que nous avions, Annie et moi, cette idée folle que nous pouvions aider les autres à prendre leur vie en main, prenait vie.
Beaucoup m’ont demandé comment Annie se portait, et je leur ai dit. Je leur ai dit que j’attendais toujours qu’elle se réveille. Qu’elle donne un signe. C’est un rapport assez étrange, quand j’y pense, que celui que l’on entretient avec ses lecteurs. Un lien lointain et, en même temps, très proche.
La plupart sont venus se faire dédicacer l’Attaque et la Défense, mais très peu m’ont amené le livre pour enfant qu’Annie et moi avions signé avant qu’elle ne s’en aille.
En fait, il y a bien eu quelqu’un. Une petite fille qui est venue me voir en pleurant. Sa mère lui avait offert mon livre et, si j’ai tout compris, elle l’avait beaucoup apprécié.
Elle m’a demandé si c’était vraiment moi qui avais tout inventé. L’histoire du prince Noa était chère à ses yeux, et elle n’était pas capable de comprendre que tout n’était qu’un conte.
- C’est pas possible que ça soit pas vrai.
Mon cœur a tremblé quand elle m’a dit ça. J’ai dû réfléchir une petite seconde, et je lui ai répondu :
- Tu as dû te tromper, ici, on ne vend que de vrais livres, avec des histoires qui se sont vraiment passées.
- Mais maman m’a dit que c’est toi qui as écrit tout ça. C’est toi qui as écrit l’histoire de Noa.
- Et ta maman a raison. C’est moi. Mais tu veux que je te dise un secret ?
Elle a tendu l’oreille.
- C’est moi, le prince Noa. Mais… Tu ne le dis à personne, hein ?
Je ne lui ai pas dit tout ça pour qu’elle se sente mieux. Pour qu’elle reparte le sourire aux lèvres, un doux mensonge près du cœur. Je lui ai dit parce que je le croyais, moi aussi. D’une manière ou d’une autre, tout ce qui était écrit dans ce livre s’était vraiment passé. Annie l’aurait cru, elle aussi.
J’ai trente ans cette année. Oscar m’a donné rendez-vous ce matin pour boire un café. Il vit au sud du Morvan maintenant, c’est pas la porte à côté, mais c’est déjà plus accessible que Paris. En plus, sa petite maison de famille est bien charmante. A chaque fois, je suis content de le voir et d’être avec lui. Il est le seul autre homme que pépé à avoir un jour pris soin de moi.
Mais lorsque je me gare dans la cour, j’observe une expression inhabituelle sur son visage. Oscar, c’est le genre de type capable de lancer un sujet avant même de dire bonjour. Là, il y a l’air grave.
- Ça va, Oscar ? T’en tires, une tête.
- Crois-moi, si j’avais pu faire autrement, Sam, je l’aurais fait. Mais là, je crois que c’est important.
Il m’invite à entrer. Quelqu’un est déjà assis sur l’un des fauteuils de la salle à manger.
C’est mon père.
Mon ami renard est prêt à mordre.
On me trahit encore. Tous ceux à qui je fais confiance finissent par me prendre pour un con. Dire que la seule personne qui n’ait jamais essayé de me la mettre à l’envers ne peut plus bouger ni même penser est très révélateur.
- Assieds-toi, je t’en prie, me dit mon père.
Lorsqu’il me voit essayer de partir sans même parler, il a les larmes aux yeux.
- Reste, me dit Oscar, s’il te plaît.
Je m’assieds.
- Ça se passe bien, l’écriture ? me demande Papa.
- Pas génial, en ce moment.
- Ah.
Silence.
- J’ai lu tes livres, Samuel. Ils sont… ils sont très bien composés. Tu as vraiment du talent.
- Qu’est-ce que c’est, là, une blague ?
- Calme-toi, me dit Oscar, on parle, là.
- J’ai autre chose à faire que de raconter ma vie à ce type.
- Ce type ? murmure mon père en passant sa main dans ses cheveux nerveusement.
Il cherche à cacher des larmes et se reprends.
- Je sais pas ce qu’il s’est passé dans ta vie et crois-moi, j’en suis désolé. Mais j’aimerais bien que tu viennes à la maison pour fêter Noël avec nous.
- Quoi, c’est tout ? C’est pour ça que tu es là ?
- Oui. Ta mère nous fera sa tarte à la rhubarbe, ta sœur sera là. J’ai vraiment envie que tu reviennes nous voir.
- Pourquoi tu fais semblant de te soucier de moi, hein ? J’arrive pas à saisir.
- Qu’est-ce qui est si difficile à comprendre ? Tu es mon fils, Samuel. Tu es mon seul fils. J’ai été dur avec toi, mais ça n’a jamais été pour autre chose que te rendre fort. J’ai échoué à te montrer que je t’aimais. Mais je t’aime, et je veux t’aider à réparer ce que j’ai mal fait. Tu veux bien ?
Je suis perdu.
- Merci de t’être déplacé, papa. Merci pour ce que tu viens de me dire. Ça me fait plaisir, vraiment.
Mais tu arrives dix ans trop tard.
Merci pour le café, Oscar, ai-je dit en repartant.
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