22 décembre
Tous les ans, depuis vingt-et-un ans, je raconte un épisode de ma vie. Chaque année, ce carnet est mon rendez-vous. Chaque année est un jour de mon calendrier de l’Avent personnel, et il est presque fini.
Est-ce un signe que je n’irais pas plus loin ? Au fond, je l’espère. Je ne suis plus qu’un vulgaire prisonnier, maintenant. De mes peurs, de mes peines, de mes paranoïas. J’ai la sensation que tout ce qui pouvait arriver de pire est arrivé et qu’il ne reste plus grand-chose à raconter à mon sujet.
Eh oui, la voilà, la Vraie Histoire de Sam le boulet. Celle d’un gars un petit peu solitaire qui essaie de faire ce qu’il doit faire en temps voulu et qui, à part ça, a peur d’à peu près tout. Ah oui, et il aime bien, de temps en temps, raconter des histoires.
Quand est-ce que ça a mal tourné ? Qu’est-ce qui m’a précipité dans ce trou, au juste ? Quand j’y pense, j’ai pas l’impression d’avoir toujours été comme ça. J’ai perdu quelque chose et ça fait longtemps que je le sais. Mais quoi ?
On frappe à la porte.
Tiens, je n’attendais personne.
C’est Charlotte. Chacha.
- Ah, salut.
- Comment ça va, Sam ?
- Pas trop mal. Entre, tu vas prendre froid.
- Tu es sûr ?
- Ben oui, bien sûr.
Alors qu’elle enlève son manteau, je l’invite à s’asseoir sur le canapé et je vais préparer quelque chose à boire. Quelques minutes plus tard, je reviens dans le salon avec deux tasses.
- Alors, qu’est-ce qui te…
- Je veux que tu m’expliques, Sam.
Je ne suis même pas sûr d’avoir la force de me disputer avec elle.
- T’expliquer quoi ?
- Pourquoi il t’arrive ce qu’il t’arrive. Pourquoi tu es parti. Pourquoi tu as coupé les ponts. Pourquoi on ne peut pas te joindre, avec les parents. Je dois savoir.
- Ce qui m’a toujours fait mal, c’est que tu ne le sais pas. Tu n’as même pas une petite idée ?
- Non.
Je bois une gorgée de tisane chaude. Allez. Aujourd’hui, on va régler ce qui doit l’être.
- Moi-même je ne le sais pas trop, au fond. Avant que tu n’arrives, je me demandais même quand tout ça avait commencé.
- Donc, tu ne sais pas quand tu as commencé à nous détester ?
- Commence pas. J’ai jamais dit que je vous détestais, c’est toi qui le penses.
- Et pourtant c’est vrai. Tu nous détestes peut-être pas, mais tu ne peux pas dire que tu nous aimes.
J’ai les larmes aux yeux.
- Tu peux dire que tu m’aimes, toi ?
- Oui. Je me fais du souci pour toi, en tous cas.
- Alors pourquoi tu m’as laissé tomber ?
Chacha est soudainement silencieuse.
- Quoi ? A quel niveau ?
- T’as très bien compris. Du jour au lendemain, notre histoire s’est arrêtée.
- Attends, tu ne vas pas dire que tu m’en veux parce qu’on n’a pas continué Noah et Emmi ?
- On avait quelque chose de merveilleux, pourtant. Toi et moi. Et toi… Toi, t’as tout gâché pour aller te mettre avec cet espèce de salaud qui comprend rien à rien.
- Quoi, Allan ? Mais quel est le rapport ?
- Le rapport c’est que tu l’as toujours laissé me traiter comme de la merde. Tu m’as laissé tomber pour lui. Pour rien. Tu m’as trahi. Pourquoi tu m’as laissé, hein ? Pourquoi t’es partie alors que j’avais besoin de toi ?
Chacha met sa tête dans ses mains et se met à parler tout doucement.
- C’était que des histoires, bon sang. C’est tout.
- Tu comprends pas, Charlotte. Je m’en tape, des histoires. J’en ai jamais rien eu à foutre, d’ailleurs. La seule chose qui ait toujours compté, dans ces moments-là, c’est que j’étais avec toi.
- Samy ?
- Oui ?
- Samy.
Chacha se lève, les larmes aux yeux et récupère son manteau.
- J’ai eu honte, tu sais. De t’avoir déçu. De t’avoir laissé. Je voyais comment tu te sentais, quand tu étais plus petit. Mais je pouvais pas me rapprocher de toi à nouveau. Je voulais pas faire comme si je sauvais la situation alors que je l’avais moi-même un peu provoquée. Et puis, t’as eu l’air d’aller mieux, alors je me suis souciée de rien. Et maintenant, je vais plus pouvoir me regarder dans la glace sans me dire que j’aurais dû te venir en aide avant que ça déconne.
Le silence s’installe sur la maison, et Chacha se met à pleurer toutes les larmes de son corps. Elle essaie de partir, mais je la retiens. On se réinstalle sur le canapé et j’essaie de la laisser digérer. Moi, dans le même temps, j’essaie de revoir tout ce qui s’est passé depuis le début.
- Au final, on n’a jamais sû qui était le Goupil, toi et moi. On n’est jamais arrivés au bout de notre aventure.
- Mais c’est moi, le Goupil, Sam. C’est moi.
- Attends, quoi ?
- Le Goupil nous envoyait toutes sortes de menaces, pas vrai ? C’est ce que je faisais. C’est moi qui écrivais nos histoires. C’est moi qui inventais tous ces ennemis.
J’ai choisi un nom en vieux français parce que ça faisait plus mystérieux. Ca me rendait plus intelligente.
- Mais… Pourquoi ?
- Je rêvais d’être ce truc hors du temps et de l’espace, qui a toujours une longueur d’avance.
La vérité, c’est que je me suis toujours senti très en retard par rapport à toi.
Par rapport à tout.
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