24 décembre [FIN]
Au diable les cinq pages par an. Vous voulez la même chose que moi : connaître la fin de cette histoire. C’est ce que nous allons faire, aujourd’hui. Achever ce qui a commencé il y a plus de vingt ans.
La maison de Pépé appartient toujours à Maman et n’a pas encore été vendue. Elle m’avait proposé de m’y installer, mais je pense que ça aurait été comme enfiler une chemise bien trop grande : je me serais senti ridicule, à l’intérieur. Toujours est-il que j’ai toujours les clés sur moi, au cas-où, un jour, elles me seraient utiles.
Lorsque je suis entré, tout m’a semblé presque identique à la dernière fois. La plupart des meubles ont été vendus, mais le bureau de Pépé est toujours intact, de même que la chambre dans laquelle nous dormions, Chacha et moi. Je souris bêtement en y repassant.
Mais qu’est-ce que je cherche, au juste ? Pépé ne m’a rien laissé, pas une note, pas un mode d’emploi. En fait, c’est ma seule intuition qui m’a conduit ici. Je m’assieds par terre, là où se trouvait autrefois un fauteuil et je commence à y réfléchir.
Pourquoi être venu ici, aujourd’hui ? Qu’est-ce que je suis venu chercher ?
Je me lève pour aller à la salle de bains et me passer un peu d’eau sur le visage. Je regarde longuement mon reflet. Qui est ce vieux type ? Où sont passées les étoiles qui brillaient dans ses yeux quand il était enfant ?
- Tu m’as toujours trahi quand j’avais besoin de toi. Tu as toujours fait semblant d’en avoir quelque chose à cirer de tout ça, mais en vérité, tu t’en fous. Tu me détestes. Tu attristes les gens et tu leur fait pitié, jusqu’à ce qu’ils en meurent.
Je ne parviens même plus à soutenir mon propre regard. Pourquoi est-ce que je fais ça ?
- J’en peux plus, de toi. De tes délires. De tes paranos.
Allez, ressaisis-toi, Sam. Va prendre l’air.
J’enfile mon manteau, mon écharpe, et je vais marcher dehors. Près du chemin de derrière chez pépé, là où nous jouions quand nous étions petits. Les feuilles craquent sous mes chaussures. Je m’enfonce, par moments, dans la neige.
- Alors, tu vas y arriver ? Tu vas aller au bout de ton aventure ? me demande mon ami renard.
- Il le faut. Si ça tombe, tout tombe.
- Qu’est-ce que tu comptes faire, là ? Tu n’as rien trouvé, chez ton grand-père.
- Je vais attendre la prochaine péripétie. Elle viendra bientôt.
- Et comment tu le sais ?
- Je le sais parce que tu es avec moi, tout de suite. Et qu’il n’y a que l’aventure, qui t’intéresse.
- Bien vu, Sam, très bien vu.
C’est là que je l’aperçois, au bout du chemin. Qui d’autre aurait pu s’y trouver ?
- Hé, monsieur Ténor ! dis-je à la Baleine à Bosse en criant. Il n’était plus tout jeune, après tout.
Quelques dizaines de minutes plus tard, j’étais chez lui en train de boire un nouveau café. J’ai l’impression de ne faire que ça, en ce moment.
- Alors il paraît que tu as repris le flambeau du pépé ? C’est bien, ça.
- Ah, oui. Mais c’est loin d’être aussi bon que ce qu’il faisait.
- On commence tous quelque part.
Il me sourit. Sa maison est rustique et des dizaines de photos de familles sont accrochées au mur.
- Ses premiers livres ont fait un four, tu sais. Il s’est bien endetté, ça n’a pas toujours été simple.
- Ah oui ?
- Bien sûr.
- Vous pouvez me parler un peu plus de lui ?
- A quel sujet ?
Je suis un peu fébrile à l’idée de parler de choses aussi intimes à un inconnu, mais il le faut.
- Vous savez, Thierry, je me suis toujours demandé pourquoi vous avez été le seul à pleurer, à son enterrement. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais bien savoir pourquoi.
- Tu bois du Ricard ?
- Non, pas vraiment ?
- Et ben moi, je m’en sers un, si ça te dérange pas.
Le vieil homme se lève et saisit la bouteille de deux litres. Il remplit son verre à la moitié et n’oublie pas d’ajouter un peu d’eau. Après un premier quasi-cul sec, il commence à me parler de ce qui est vraiment important.
- Ton grand-père, il a traversé de très mauvaises passes, tu sais. Il est allé jusqu’à se mettre en tête qu’il lui fallait se saouler et se droguer pour écrire quelque chose de correct. Et puis, à cette époque, c’est comme s’il était devenu hermétique à tout ce que pouvait lui dire ta grand-mère.
A la fin de la phrase, il s’est servi un autre verre et moi, je me suis concentré. Je savais que son récit risquait de ne pas être très linéaire.
- Ton arrière-grand-père, il tenait la tannerie des petits quartiers-sud avant qu’on en fasse un cinéma. C’était ton grand-père, l’aîné. Alors il devait travailler d’arrache-pied et s’occuper de son petit-frère. Il a passé de sacrées années à trimer alors que lui, ce qui le bottait, c’était d’écrire.
Un jour, il a pris son courage à deux mains et il est parti vivre son rêve. Bien sûr, son père étant ce qu’il était, il l’a déshérité.
Quand ça a vraiment commencé à aller mal pour lui, il a demandé de l’aide à son frère, mais il l’a traité de vagabond. Il lui a dit que c’était lui qui s’était mis dans la mouise, et qu’il n’allait pas l’aider.
C’est là qu’on s’est rencontrés, lui et moi. On allait au bar ensemble, les soirs. J’étais un vrai bandit, moi. Tout le monde me connaissait, parce qu’on me payait pour aller menacer des gens. A force d’aller-retours en taule, ma femme en avait eu marre, elle est partie avec nos deux filles.
On se racontait nos problèmes, nos colères, nos tristesses, et ça nous faisait du bien. On savait qu’on n’était pas des enfants de cœur, mais ça nous rapprochait.
C’est à cette période qu’il a écrit son bouquin. Ténor. Au départ, je l’ai acheté mais je l’ai posé sur une étagère pendant un moment. C’était le livre de mon copain, mais j’ai jamais été un très grand lecture.
Et puis, quand j’ai vu qu’il avait enfin eu du succès, je l’ai lu. Et tout a changé. C’était ma vie, mon histoire. Tout ce que j’avais mal fait et tout ce que j’avais bien fait. Mais ton grand-père ne s’est pas arrêté là.
Ténor se met à sangloter. On dirait qu’il ne peut plus avaler de pastis.
- Il a changé la fin. Il a rendu Ténor heureux. Il en a fait un bon gars, qui aime les siens. Il a décidé que toutes ces bagarres et ces bouteilles, c’était pas ma vie. C’était pas moi. Il m’a donné tout l’espoir qu’il me manquait. Et c’est là que j’ai trouvé la force de me ranger. Pour de bon.
Après avoir beaucoup reniflé, il reprend.
- J’en ai voulu à ce type. Au frangin de ton grand-père. Surtout que Robert m’avait donné une lettre à lui remettre, au cas-où il lui arriverait quelque chose.
- Et alors, vous lui avez donné ?
- Non. Le jour où ils ont enterré ton grand-père, je n’ai pas osé. Je lui en voulais trop pour ce qu’il avait fait à Robert. Le mieux que j’ai pu faire, c’est de me retenir de pas lui casser la figure.
- Alors vous avez toujours cette lettre ?
- Sans doute. Mais je ne sais pas où elle est. Surement dans un placard. Ca fait presque dix ans, tu sais.
- Faites-moi signe, si vous la retrouvez.
- Oh que oui. Je penserais à toi. Robert m’avait donné cette lettre, mais c’est toi son héritier, Samson. Je pense qu’il aurait été heureux que ce soit toi qui lui donnes.
- Sam, c’est pour Samuel, pas Samson, monsieur.
- Ah bon ? C’est drôle, c’est ce que j’ai toujours cru.
- En tous cas, merci beaucoup pour le café, monsieur Ténor. Je vais sûrement rester là quelques jours. Si vous voulez de l’aide pour quoi que ce soit, je serais là.
- Eh, attends un peu.
- Oui ?
- Ecoute bien ce que je vais te dire, avant de t’en aller.
- Dites-moi.
- Ton grand-père et moi, on a pris tout ce qu’il y avait de pire en nous et on l’a changé en quelque chose de beau. De vraiment beau.
Moi, je crois pas que ce soit naturel. Que les trucs moches deviennent beaux. Je crois que c’était un miracle.
Et quand j’ai lu le livre de Robert, j’ai su que ma plus grande faute ici-bas, c’était ni le banditisme, ni l’égoïsme, ni l’alcoolisme.
Le pire que j’ai pu faire, c’était de pas croire aux miracles.
Il me sourit.
C’est bien le seul truc dont tu dois te rappeler dans ce putain de monde. Sans ça, rien de va. Et si ça tombe… Tout tombe.
- Ténor ?
- Oui, Samuel ?
- Je ferais tout pour que jamais, jamais on ne vous oublie.
Je rentre chez Pépé et m’installe sur mon lit d’enfance. La neige tombe. C’est la veille de Noël et je vais la passer ici, tout seul, mais je ne ressens aucune douleur ni aucune solitude. Je sais ce que je dois savoir.
Excepté une dernière chose. Je dois toujours savoir ce que j’ai perdu, quand, et comment.
Ce que je vois par la fenêtre, au milieu du pré immaculé de blanc, me donne un indice. C’est lui. Le Renard. Il est toujours là, il m’attend.
Alors, comme lorsque j’étais enfant, j’enfile mon bonnet, mes bottes et mon blouson.
Je vais le suivre encore une fois, et voir jusqu’où il me mènera.
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