43. Love Actually is required
Joy
Je connecte mon téléphone à ma voiture et démarre rapidement en composant à nouveau le numéro de Théo. Ce type est pire que le Président de la République, carrément injoignable. Pourtant, j’aurais bien besoin de me défouler, là, parce que je me perds entre colère envers Marie, envers Alken, déception, tristesse, regret, volonté de comprendre et de pardonner. Tout un fouillis sans nom qui me donne un mal de crâne carabiné.
Pour autant, mon meilleur ami, colocataire et confident reste injoignable. La vie d’adulte, le monde du travail, c’est vraiment la merde en fait. Ou je suis de trop mauvaise humeur pour réussir à l’apprécier.
Quand j’arrive au Nouveau Départ, avec une heure d’avance, Roan me gratifie d’une douce étreinte qui me donne presque envie de pleurer tant elle me permet d’apaiser mes maux l’espace de quelques secondes. C’est malheureusement de courte durée, et je dépose mes affaires sous le comptoir, laissant malgré tout mon portable dans un coin où je pourrai sans doute l’entendre vibrer.
— Pourquoi tu arrives si tôt, Brunette ?
— Je n’avais rien d’autre à faire de ma peau, et pas envie de me poser à la maison, alors autant que je te fasse cadeau d’une heure de boulot, non ?
— C’est bien aimable, mais tu sais que je n’aime pas te voir bosser gratuitement. Tu en as déjà fait suffisamment pour moi quand il me manquait un bras.
— Dis-toi que c’est ma propre thérapie et mon passe-temps favoris.
— Quelque chose ne va pas ? me demande-t-il en se penchant pour ouvrir l’un des réfrigérateurs.
— Oh non, tout roule, toujours, souris-je. Des petits problèmes de couple. Qui ne connaît pas ça, hein ?
Il lâche un petit rire et jette un œil sur le mur où est accrochée sa photo de mariage. Combien de fois l’ai-je vu bougonner contre sa femme en arrivant au boulot alors qu’elle n’était même pas là ? Et pourtant, ils s’aiment encore un peu plus chaque jour, il me le dit souvent.
— Ne rumine pas trop. Pas la peine de chercher à s’engueuler juste pour le plaisir des retrouvailles sur l’oreiller, Joy. Ne sois pas trop têtue, des fois, il faut savoir lâcher prise pour éviter les conflits.
Je lève les yeux au ciel et attrape un torchon pour essuyer les verres encore chauds dans la machine. Je sais que je suis du genre têtu. Pour autant, j’ai des raisons d’être fâchée, non ?
Je passe deux bonnes heures à me plonger dans le boulot pour ne pas réfléchir. L’avantage, avec les clients ici, c’est que ce sont pour beaucoup des habitués, alors ce n’est pas bien difficile de m’occuper et d’engager la conversation avec eux. Quand Roan m’interpelle du bar pour me dire que mon téléphone fait un raffut du tonnerre, je me précipite vers lui et le récupère en décrochant.
— Je prends ma pause, Patron. C’est bon pour toi ?
— Evidemment. Sors d’ici.
Je dépose une bise sur sa joue et sors du bar rapidement.
— Ah ben quand même ! ne puis-je m’empêcher d’attaquer. Je pourrais être en train de crever sur le bord d’une route, ou avoir été capturée par un fou qui me séquestre dans une cave dégueulasse, tu te rends compte ?
— Bonjour Princesse, qu’est-ce qu’il se passe ? Si tu avais été dans une de ces situations, je suis sûr que tu n’aurais pas pu m’appeler, s’amuse-t-il à me répondre. Je te manque déjà, c’est ça ?
— Théo… Putain, je crois que je préférerais encore être kidnappée par un taré. Alken s’est tapé Marie.
— Quoi ? Il n’a pas fait ça quand même ? Tu veux que je vienne lui couper les couilles, c’est ça ? s’indigne mon colocataire.
— Je sais pas, se faire sucer et gicler dans une bouche, c’est se taper quelqu’un ? marmonné-je, dépitée.
— Tu as des caméras chez lui ? Comment tu sais qu’il a fait ça, le queutard ?
Je souffle un coup en sentant les larmes monter et prends le temps de lui raconter tout ce qu’Alken m’a dit. Je crois n’omettre aucun détail, mais dire les mots à voix haute les rend encore plus réels, tout en me permettant de prendre un peu de recul, je crois, d’analyser les choses et de les voir différemment. Enfin, un peu. J’espère. Bientôt ?
— Je suis partie après ça, terminé-je. C’était trop… Je sais pas, glauque ? Bref, je n’arrête pas d’y penser depuis ce midi…
— Ah ouais, c’est un peu glauque. Je ne croyais pas Marie capable de ça… Quant à Alken, tu ne crois pas ce qu’il te dit, c’est ça ? Parce que de ce que tu me dis, il n’a pas l’air d’avoir fait ça volontairement.
— J’en sais rien, Théo, soupiré-je. Une partie de moi le croit, l’autre se dit qu’il n’aurait pas dit non à une petite pipe… Peut-être même plus qu’une pipe, qui sait.
— Et ton cœur, il te dit quoi ? Parce que tu sais, s’il avait envie d’une pipe, je connais plein de filles qui lui donneraient volontiers. Des mecs aussi d’ailleurs. Mais bon, je vois pas pourquoi il te raconterait des mensonges. Ça lui servirait à quoi ?
— Je sais pas, je sais plus là, je suis carrément paumée. Tout ce qui me vient, là, c’est que j’ai envie de péter les dents de Marie pour qu’elle ait une bonne raison de se mettre à la purée, grimacé-je.
— Eh bien, elle le mériterait, rit Théo. Mais par rapport à Alken, tu as envie de faire quoi ? Vous avez l’air tellement heureux à deux, ce serait bête de vous disputer pour une pipe non consentie. Enfin, c’est un peu gros à croire… Mais bon, il doit avoir un bel engin, le papa O’Brien, sourit Théo. Donc que ce soit gros, ce ne serait pas surprenant !
— C’est pas drôle, bougonné-je. J’ai besoin de câlins, de glace et de Bridget Jones avec mon meilleur ami, là… Et j’ai besoin d’un avis masculin. Vous êtes un mystère pour moi. Tu crois vraiment qu’il peut ne s’être réveillé qu’au dernier moment et donc… Enfin, n’avoir rien pu maîtriser ?
— Ouais, quand c’est prêt à partir, je peux t’assurer qu’il faut faire preuve d’une volonté de fer pour ne pas exploser, ma Princesse. Alors avec une nana nue qui a des gros lolos et qui te branle, il n’avait aucune chance, le Prof. Il est vraiment tombé dans un piège.
— Si ce qu’il dit est vrai… murmuré-je. Me voilà à parler comme ces foutus machos et à douter de sa parole, c’est fou.
— Ouais, il a le chic pour te mettre dans la galère, ma Belle. Tu sais que je ne suis pas sur Lille, en ce moment. Mais si tu as vraiment besoin de câlins, je peux prendre le prochain TGV et rentrer, hein ?
— Tu ferais ça ? lui demandé-je alors que je sens les larmes monter à nouveau. Je… Non, ça va, merci Théo, c’est adorable, mais tu bosses, fais ce que tu as à faire.
— Oh la la, c’est à ce point-là ? Quand tu me dis ça, c’est que tu as le moral dans les chaussettes. Là, c’est plus Bridget qu’il faut. C’est l’heure de Love Actually avec ton coloc d’amour! I feel it in my fingers, commence-t-il à chanter en imitant le vieux chanteur du film.
Je ris en l’entendant et me dis que j’ai vraiment de la chance d’avoir un ami pareil. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui, honnêtement.
— Je bosse jusqu’à vingt-deux heures, et puis ça va te faire arriver à une heure pas possible, pas la peine, vraiment. Mais merci. On peut se le regarder en visio, au pire. En mangeant de la glace et en chantant tous les deux… Si t’es dispo une fois que je serai rentrée.
— J’ai déjà acheté mon billet, Princesse. J’arrive à vingt-deux heures quinze à la Gare Lille Flandres. Tu passes me prendre en rentrant du boulot ? Et je te jure que si tu chantes faux, ce sera guilis à volonté ce soir.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi, tu peux me dire ? dis-je la gorge serrée, refoulant difficilement mes larmes. Je passe te prendre alors. Merci, coloc de ma vie. Tu n’imagines pas comme ça me fait déjà du bien de savoir qu’on se voit ce soir. Tu me manques vraiment quand t’es pas là, tu sais ?
— Ouais, toutes mes groupies me le disent. Par contre, demain, je dois revenir ici, j’ai un spectacle à assurer, moi ! A tout à l’heure, jolie demoiselle. Je te kisse !
— Promis, je n’ai pas prévu de te kidnapper. A tout à l’heure, Théo, et encore merci.
Je raccroche et regagne l’intérieur du bar sans pouvoir m’empêcher d’éprouver une pointe de culpabilité. Théo va être crevé avec cet aller-retour, et en plus il revient pour moi plutôt que pour passer sa soirée avec Kenzo. J’ai bien pensé à inviter le fils d’Alken, mais j’avoue que j’aimerais pouvoir discuter avec mon colocataire sans devoir faire attention à ce que je dis et sans être influencée par l’avis d’un fils sur son père. Et puis, Love Actually, c’est Théo et moi, personne d’autre. Sans compter que je n’ai aucune envie que la Terre entière me voie chialer. Et je crois que, ce soir, une fois dans l’intimité de notre chez nous, emmitouflée dans mon vieux pull dégueulasse mais tellement confortable, et lovée contre mon meilleur ami, les vannes vont céder, et pas qu’un peu.
J’ai envie de croire Alken, vraiment. Et je pense que je le crois, en fait. Seulement, j’ai la vision de Marie en train de faire son affaire et de mon homme en train de gémir parce qu’il kiffe ça qui me passe et repasse en tête. J’ai l’impression de l’entendre gémir à mon oreille, comme si c’était vraiment en train d’arriver juste à côté de moi, et je déteste ça. Je déteste être aussi jalouse, je déteste avoir autant la trouille de le perdre, comme je hais par-dessus tout l’idée de lâcher prise, de pardonner pour me faire avoir une fois de plus.
L’amour, quand tout roule, c’est bien, c’est beau, c’est chaud. Mais bon sang, j’ai l’impression d’être au bord du précipice sur un seul pied et qu’on me pousse pour que je me casse la figure, là.
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