61. Une réussite qui dérange
Joy
— Bon dieu, tu veux bien m’attendre ? bougonné-je alors que Kenzo prend de l’avance dans l’allée du campus, me laissant galérer toute seule avec mes foutues béquilles.
Revenir à l’ESD me fait un bien fou, même si c’est juste pour assister au concours où mon chéri participe avec l’emmerdeuse-chaude-prodige-coincée-des-émotions. Je n’ai pas remis les pieds ici depuis ma blessure, et je ne peux assister en visio qu’aux cours magistraux. Au moins, ça m’occupe, c’est mieux que rien. La danse me manque, cela va sans dire. Surtout la danse contemporaine, parce que, honnêtement, me passer de classique ne me gêne pas plus que ça. Je fais déjà travailler ma cheville pour regagner en mobilité. Je souffre le soir, mais au moins je devrais être moins handicapée quand je vais avoir l’autorisation du médecin pour reprendre. Je sais qu’il ne faut pas trop jouer avec ça, que je dois être attentive aux sensations, à la douleur, et laisser mon corps se réparer avant de tenter le diable, mais quand nous entrons dans le théâtre, le sentiment de manque s’intensifie.
Un grand écran a été installé sur la scène et Elise me sourit en me voyant arriver. Forcément, les filles de la promo viennent me voir pour prendre des nouvelles, certaines espérant sans doute que je ne puisse pas reprendre avant longtemps, histoire d’avoir une chance de plus d’être major de promo.
Je m’installe au deuxième rang, à côté de Kenzo et juste derrière Elise et Enrico. Tout le monde doit être là ou presque. Même Marie s’est installée à quelques sièges de là, le téléphone de l’accueil à la main au cas où. Moi, je sors le mien et sélectionne la conversation avec “Mon comptable d’amour”, sait-on jamais, pour lui envoyer un petit message.
— Bien installée au théâtre, je n’attends plus que toi. J’ai hâte de te voir danser, même si c’est avec elle. Lâche tout, tu remonteras le mur une fois de retour en coulisses ! Tu me manques beaucoup. Je t’aime.
— Qu’est-ce que t’es cucul, ricane Kenzo en jetant un œil sur mon téléphone.
— Qu’est-ce que tu es mal élevé, toi, bougonné-je en lui donnant un coup de coude. Si je connaissais tes géniteurs, j’irais leur en toucher deux mots !
— C’est quoi cette histoire de mur qu’il doit remonter ? C’est un code entre vous pour parler d’un autre truc qui se dresse ?
— Non, espèce d’obsédé ! ris-je avant de chuchoter. Elle s’est calmée, la prodige, mais lui a du mal à lâcher prise, il se méfie… Du coup, c’est un peu compliqué pour la danse…
— Tu m’étonnes. Mon père, quand il se méfie, c’est comme si c’était un bunker. Avec ma mère, sur la fin, c’était pire que la guerre froide à la maison. J’espère qu’ils vont se lâcher quand même, sinon ça ne sert rien d’aller danser devant le roi.
— J’espère ne jamais avoir affaire au bunker, grimacé-je. Et j’espère aussi, même si honnêtement, ça me fait chier de le voir sur une telle choré avec… Elle.
L’écran qui ne diffusait que le bureau d’un ordinateur jusqu’à présent se connecte et l’on peut voir la grande salle pleine de public et absolument magnifique apparaître. Ça, c’est un rêve foutu en l’air par la directrice. Depuis que je fais de la danse contemporaine, j’espère pouvoir faire ce concours. Mon entrée à l’ESD collait parfaitement pour pouvoir me présenter. Enfin, ça, c’était avant qu’Elise ne décide que cela devait être un ou une première année qui y participe avec Alken.
La famille royale apparaît à l’image alors que mon téléphone vibre dans ma main. Je souris en voyant que mon comptable m’a répondu.
— Le stress monte mais te savoir connectée à moi m’aide à supporter. Je ferai mon maximum et on va remporter ce concours ! Je crois que la Reine m’a fait un clin d'œil, au fait. J’ai une touche ? ;) Je t’aime !
— Un clin d'œil ? Je vais venir lui crever les deux si elle continue, non mais ! Ahah. Les seules touches que j’accepte sont celles à la pêche, Monsieur, fais gaffe ! J’espère que la prodige n’est pas en porte-jarretelles, sinon la royauté va être choquée !
Je ris toute seule à mes blagues pourries alors que je vois Kenzo lever les yeux au ciel, un sourire en coin.
— Fais gaffe, je peux crever les tiens aussi si tu continues, petit insolent, souris-je.
— Tu es grave, toi. Tu as vu ce que tu lui écris ? Moi, j’espère que Charline a des porte-jarretelles ! Elle a de sacrées jambes, la petite jeune ! Il faudra bien ça pour décoincer le Padré.
— Je lui écris ce que je veux, et parle moins fort, morpion, marmonné-je. Quant à la tenue de la chaude, j’espère bien que ce n’est pas ça qui le décoincera…
— Tu es mignonne, Joy, quand tu es amoureuse. Je crois que tu es la meilleure des belles-mamans dont j’aurais pu rêver, me murmure-t-il à l’oreille avant de me coller un gros smack sur la joue.
— Tu le penses vraiment ou tu te fous de moi ?
— Ben oui, je le pense vraiment. J’en connais un qui aurait pu plus mal tomber quand même.
Je lui souris, touchée par ce qu’il dit, et dépose un baiser sur sa joue avant de déverrouiller mon portable pour lire la réponse d’Alken.
— Elle a mis une tenue juste sexy comme il faut. Rien d’extravagant. Tu seras rassurée. La royauté a l’air de s’ennuyer grave. Vivement que la danse commence ! Ce serait tellement mieux si tu étais là...
— Je ne serai rassurée qu’une fois ce concours terminé, Amour. Mais… Ok, admettons que ce soit juste ce qu’il faut. Ça vaut mieux pour vos notes. Pour le reste, je te fais confiance, mais j’espère que tu as bien pris ta truelle et tes briques pour remonter le mur.
— Lâche un peu ton téléphone, Bob le bricoleur, ça commence !
Kenzo et moi ne sommes pas amis pour rien. Son surnom stupide me fait rire et je me cale plus confortablement dans mon fauteuil, glissant mon sac à main sous ma cheville pour la maintenir. Je ne suis pas sûre d’apprécier la douloureuse quand il va falloir se relever dans quatre ou cinq heures.
Le présentateur s’attarde longuement sur un discours d’ouverture qui me fait bailler, avant qu’enfin, nous puissions admirer les danseurs à l'œuvre. Alken et Charline doivent passer en quatrième position, et je ne peux m’empêcher de me rappeler dans quel état nous étions tous les deux après notre prestation au concours de salsa. J’espère qu’ils ne seront pas dans le même mood, sinon la prodige risque de vraiment lui sauter dessus.
Lorsqu’ils entrent en scène, je ne peux que sourire en constatant à quel point mon danseur passe bien à l’écran, comme il en impose et comme il happe l’assistance. Enfin, les autres, je n’en sais rien, mais moi je n’ai d’yeux que pour lui. Il est tout beau dans son jean bleu, sa chemise noire ouverte sur son torse et un fédora version gangster sur la tête. Charline, elle, porte une robe sexy sans être provocante, qui ressemble beaucoup à la robe violette que je portais au concours de salsa, même si elle est blanche.
Je déteste leur position de départ. C’est stupide, je sais, mais j’adore quand Alken me prend dans ses bras comme ça et ce n’est pas très agréable de le voir collé dans le dos de la prodige, ses mains sur son ventre et sa bouche si près de son cou. J’ai finalement presque envie de fermer les yeux pour ne pas les voir danser ensemble, mais je me contrôle et observe leurs mouvements. Les heures de répétition ont payé et Alken a dû trouver le truc qui permet à Charline d’exprimer ses émotions. C’est bien, mais un peu flippant, en fait. Lui aussi a finalement laissé tomber ses barrières, il est à cent pour cent dans la chorégraphie, il respire et vit la chanson, chaque pas, chaque mouvement. Franchement, ils assurent, tous les deux, et j’avoue que je sens la jalousie grimper à un niveau élevé dans tout mon être. C’est nul et pas très justifié, surtout qu’Alken ne me donne aucune raison de douter de lui, mais quand je le vois danser avec Charline, j’ai envie de le kidnapper et de l’obliger à ne danser qu’avec moi. Rien que moi et personne d’autre. Je pensais que nous avions cette connexion particulière, ce petit plus qui nous rend magiques sur scène, mais peut-être que c’est lui qui fait cet effet, parce que le fond est bien là, les émotions bien présentes et la connexion visible. La forme est quasi parfaite, même si Charline tremble un peu et a quelques difficultés à se stabiliser sur les portés.
Sincèrement, c’est une belle prestation, et ça me fait autant plaisir que ça me dérange. Je suis soulagée de les voir quitter la scène alors que le théâtre applaudit et que j’entends Elise s’extasier devant moi.
— Oh qu’ils étaient beaux ! Quel talent il a, Alken ! Tu as vu ce qu’il a fait de notre jeune prodige ? Un beau spectacle ! J’adore !
Merde, elle aussi elle l’appelle la prodige ? Rien que ça ? Foutue rouquine. Je jette un œil à Kenzo qui applaudit comme un dingue et soupire lourdement. Ils sont tous sous le charme, et ça me fout les boules, moi. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise petite amie ? Je crois bien… J’ai honte.
— Félicitations pour votre prestation, mon Cœur. C’était super ! Je suis fière de toi.
Est-ce que ça fait de moi une meilleure petite amie, ce message ? Je ne sais pas, mais ma conscience se sent un peu moins coupable. Juste un chouilla.
Alken tarde un peu à répondre mais mon portable vibre finalement dans ma main.
— Content que ça t’ait plu. Tu sais, j’ai triché, ma Chérie. J’ai pensé à toi tout le long de la danse. J’espère que ça ne s’est pas trop vu. Je t’aime. Vivement les résultats !
— Fais gaffe, ce n’est pas moi que tu as actuellement en face de toi, hein ? Ne la laisse pas te sauter dessus comme moi je peux profiter de toi, ça passe pour la danse, mais juste pour ça ! Je plaisante, évidemment, et ça me touche que tu penses à moi quand tu danses, Amour.
— C’est toi qui devrais être en face de moi. Tu me manques. Maintenant commence la longue attente. On aurait le temps d’en profiter, toi et moi. Moi et toi. Tous les deux.
— Tu cherches à me rassurer, là ? Parce que t’es mignon tout plein. Et je confirme qu’on aurait pu bien profiter, mais on serait arrivés sur scène pour les résultats à moitié débraillés et ébouriffés.
Il m’envoie alors une photo de lui, torse nu, un grand sourire affiché sur son magnifique visage.
— Tu m’expliques comment je peux apparaître plus débraillé que ça ? :p En tous cas, tu arrives à me faire oublier la Reine. Bravo ! ;)
— Eh bien… Je n’ai pas passé et repassé mes mains dans tes cheveux, et tu n’as pas ébouriffé ta barbe entre mes cuisses. Donc, techniquement, t’es pas encore assez débraillé. En gros : sexy à 90%. Tu atteins le 200% après l’amour avec moi (et rien qu’avec moi ahah !).
— C’est quoi ce sourire niais ? me demande doucement Kenzo alors que je l’avais presque oublié. Mon père est content de sa prestation ?
— Hein ? Heu… Oui, je crois. Il attend impatiemment les résultats.
Je continue à échanger des messages avec mon amoureux tout en suivant la suite du concours. Le niveau est vraiment élevé et chaque duo a ses chances, je pense. Une partie de moi espère que l’ESD gagne le concours, mais, encore une fois, le petit morceau vilain de mon âme prie pour que Charline n’ait pas le plaisir de se pavaner à l’école en disant avoir gagné avec Alken. Je suis définitivement une petite amie en carton, je crois.
Annotations