I.

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 Godrick pesta. Tout au long de la Schilderskeä Hoofdschtrass, une immense file de calèches éclatantes de luxe s’était agglomérée en un bloc unique. Sur les trottoirs, ravis par l’embouteillage, des gamins écoulaient leurs journaux et paquets d’allumettes par sacs entiers aux nobles confortablement installés sur leurs six roues. À l’intersection de la Goldsmekker et de la Kirkegârd, Godrick aperçut un petit s’empresser de tourner la molette de sa machine à café portative et de servir un verre à une main gantée de cuir, avant que le trafic ne reprenne.

Par l'interstice dans la fenêtre de son bureau, résonnait la terrible musique des cochers qui beuglent, des sirènes de la police aérienne chargée d’encadrer la circulation, des enfants qui s’arrachent les cordes vocales pour quelques kreuzël. À bien y réfléchir, et ce, bien que leur condition soit d’une misère crasse, Godrick préférait les voir courir à travers les rues d’Awalden plutôt qu'enfermés devant des machines à tisser, avec le risque permanent de laisser un “cadeau hebdomadaire” entre deux plaques d'acier. Depuis quelque temps, les ouvriers de la section trois s’étaient mis à désigner ainsi les doigts arrachés chaque semaine par les machines.

 Les enfants des rues avaient beau ne pas toujours manger à leur faim, leurs corps étaient en meilleure santé, et ils acquéraient spontanément une débrouillardise que les employés de la Seyd&Gold ne pouvaient développer.

 Godrick détourna son attention du petit serveur de café, déjà disparu au milieu des calèches, et jeta un nouveau coup d’œil à la note du Baron, déposée ce matin par ce satané secrétaire. Le type, qui n’avait de secrétaire que le titre, était une fouine payée quatorze talers la semaine – en tout cas, c’est ce qu’avaient affirmé les coursiers lors du banquet de la Fertilité – pour s’assurer que chacun soit assidu au travail.

 Dès qu’un ouvrier se faisait remarquer, que ce soit en bien ou en mal, la fouine le rapportait au Baron, qui convoquait directement l’intéressé dans son bureau. Lorsqu’on recevait un de ses petits papiers cachetés (à croire que le Baron s’était cru Roi, voire Empereur), les jambes se mettaient à flageoler et l’esprit voyait défiler des pensées paranoïaques par dizaines. Godrick le savait bien, c’était par ce processus qu’il était passé et avait été nommé chef d’étage : son ascension fulgurante avait fait le plaisir de tous les méritocrates les plus acharnés.

 S’ensuivait une attente infernale, puis une entrevue avec le chef de la compagnie : un homme affable, petit, d’un charisme limité quoique suffisant, aux gros doigts ornés de trouvailles rapportées d’Outre-Mer.

 Quand il l’avait rencontré, Godrick s’était vu offrir une tasse d’un thé à faire passer ses sachets de Blümski pour un mélange de terre et de poivre. Ensuite, ils avaient discuté. De tout, surtout de rien, et, à la fin, comme s’il s’avait formulé un commentaire à propos de la météo, le Baron lui avait proposé un poste. Évidemment, aucun ouvrier n’aurait été assez stupide pour refuser. Voilà que Godrick passa, en l’espace d’une journée, d’un miséreux comptant moins de talers dans ses poches que de doigts sur ses mains, à un cadre qui avait oublié la sensation de la faim criarde et celle du froid qui s’engouffre par tous les murs de son bauge.

 Même s’il n’appréciait pas l’attitude suffisante du Baron, force était de constater que c’était grâce à lui qu’il pouvait, tous les soirs, sentir la caresse d’une épaisse couverture sur son torse et admirer la léchouille d’un feu spontané en échange de quelques coups de pédales.

 Son regard parcourut l'entaille laissée par son prédécesseur sur son bureau, et tomba sur le maudit papier :

Note pour G.K. - chef E4

Production modèle Wiktoria (satisfaisante) → Manque 2/10 p.journalière

Modèle Gaunter.O.D. (insatisfaisant) → Manque 6.6/10 p.journalière - TROUVER SOLUTION

Autres modèles A.G., attention préparer stocks supplémentaires

Venir à mon bureau

L’effigie du héros de l’âge des Fers, d’après lequel ses parents l’avaient nommé, installée à côté de son encrier, retint Godrick de lâcher un juron. Après tout, il avait beau avoir prévenu les fournisseurs des mois à l’avance, ces derniers avaient été pris de court, comme le reste d’Awalden, par l’engouement que suscitait la Grande Exposition. L’archiduchesse n’avait eu de cesse de raser taudis sur taudis autour des grands boulevards, les remplacer par d’immenses habitations communautaires, érigées en hauteur pour économiser la place dans les rues ; le transport de marchandise restait ingérable.

 Il suffisait de jeter un œil à la Schilderskeä Hoofdschtrass pour s’en rendre compte. Bijou d’infrastructure, de la place pour six calèches ; les aristocrates avaient décidé dès son inauguration d’augmenter la taille de leurs véhicules, établissant un nouveau standard à six roues, montant à huit pour les excentriques, et dix pour ceux qui n’avaient plus rien à perdre.

 Ainsi, les artères de la ville s'étaient débouchées un temps. Puis, une fois les nouveaux véhicules sortis de chez le charron, les avenues flambant neuves s'étaient couvertes de bouchons permanents. Avec l'arrivée par centaines de bourgeois et nobles venus du monde entier, la congestion avait même atteint un nouveau pic, si bien que des nobles laissaient parfois les leur au milieu de la route, partaient faire un tour, et revenaient sans que la moindre paire de roues n’ait effectué une rotation complète.

 Godrick interrompit la contemplation de cette espèce d’anarchie urbaine, d’un genre tout à fait nouveau, puisqu’elle s’exprimait non plus sur le sol de vieilles rues sinueuses mais sur des pavés flambant neufs, au sein d'un théâtre qu’aucun de ses ancêtres n’aurait osé imaginer.

 Il prit la note du Baron, descendit les escaliers de son bureau, salua ses anciens collègues. Un peu surélevée au-dessus d’un garçon dans la quinzaine, occupé à presser la pédale de la machine à tisser, une robe flamboyante, hors catalogue, finissait d’être cousue. Les pointes mécaniques, d’une régularité mathématique, perçaient et reperçaient le tissu en y apposant une constellation de petites perles.

“Dis-moi, petit, elle est pour qui ?

  • La Margrave d'Hölger, m’sieur”, répliqua l’adolescent, le souffle court.

 Il se hasarda à jeter un regard sur Godrick, essuya d’un revers de manche la sueur qui dégoulinait de son front, et jugeant que le chef avait l’air gentil, esquissa un sourire.

“C’est bien, voilà pour ta peine”, déclara Godrick en lui glissant de quoi s’acheter deux gros casse-croûtes dans la poche ventrale de son habit.

 Avant de quitter l’adolescent, il remarqua le reflet blanchâtre d’une perle, depuis le fond d’une poche latérale. Il préféra faire semblant de n’avoir rien vu : après tout, pensa-t-il, qu'une perle serve à ce qu'un brave garçon puisse se racheter une nouvelle paire de chaussures n'était pas plus condamnable qu'un déploiement de luxe aussi vulgaire.

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