II.
“Je vous attendais, fermez la porte derrière vous, s’il vous plaît, déclara le Baron, lunettes braquées sur un gros registre en cuir.
- Monsieur”, répondit Godrick en abaissant la tête.
Le bureau du Baron, molletonné de toutes parts, ne laissait filtrer aucun bruit. C’était comme si Awalden toute entière s’était éteinte. Seule la vue de l’artère bouchée par les véhicules, derrière les stores, rappela à Godrick qu’il n’en était rien.
Un long silence s’ensuivit. Le Baron avait beau être un homme sévère, il s’était toujours montré foncièrement juste. Malgré tout, engoncé dans son uniforme impeccable aux extrémités dentelées, l’homme lui inspirait de la crainte.
Ce dernier fit mollement défiler deux ou trois pages, puis claqua la couverture du registre. Godrick sursauta au même moment.
“Bien… Connais-tu la raison qui me pousse à m’entretenir avec toi ?
- J’imagine que c’est lié aux Gaunter.O.D. ?”
Intérieurement, il se maudit d’avoir lâché sa réponse d'un ton relâché. Le Baron le regarda avec ses yeux de hibou, jeta un coup d’œil au volume en cuir, et dessina un début de sourire sur ses lèvres.
“En partie. Emerich est venu ce matin me dire que trois machines sur quatre affectées à sa production sont à l’arrêt depuis le début de la semaine.
- Les cargaisons de soie et de coton Pulau Teropong sont restées bloquées dans le port de Salveda-Pra-Mara. Sans ça, impossible de coudre les épaulettes.
- Hm… Étrange. T’a-t-on informé de la raison de cet incident ?
- Non… Je veux dire, pas encore, Monsieur. Si je puis me permettre, avec l’Exposition…
- Oui, tu as raison. Je vais demander à Emerich de les contacter par télégraphe. Quelque chose me dit que nos amis de chez Lugrezia n’y sont pas pour rien.
- Ils iraient jusqu’à retenir eux-mêmes les cargaisons à la douane ?
- Allons, Go… (le Baron jeta un œil discret sur une note, posée à côté du registre) Godrick, hm, la guerre économique doit se jouer sur tous les fronts. Cela fait partie du jeu, ne penses-tu pas ?”
L’amusement apparent du Baron laissa son employé déboussolé.
“Nous allons trouver une solution, il faut bien que les négociants et artisans trouvent chaussure à leur pied, comme on dit. Laissons cette affaire de côté : j'avais surtout une proposition à te soumettre.”
Il marqua une pause, sortit un service à thé de sous son bureau, et remplit deux tasses de porcelaine, incrustées de dessins d’autochtones de la Terre de Plomb.
“Sais-tu que l’archiduchesse en personne - que le Soleil guide ses pas - donnera une réception ce soir ?
- Non, Monsieur.
- Maintenant, te voilà au courant. J’aimerais, si, bien sûr, cela t’intéresse, que tu viennes avec moi.
- Je… comment ça ?
- C’est simple : tu es un planificateur de talent. Depuis que je t’ai nommé à la tête de cet étage, la production hebdomadaire a quasi doublé. À part en ce qui concerne les Gaunter.O.D. et les Wiktorias, comme je l’ai écrit sur ma note : “Alles Gut !”. Ce qui ne peut pas être dit de tous les autres cadres, je te prie de me croire sur parole. Tu sais te tenir, tu as l’esprit rapide, je suis sûr que tu seras à même de représenter notre compagnie sous son meilleur jour.”
L’idée d’être mêlé à la crème des Saints-Duchés durant une soirée entière angoissait Godrick. Il avait gardé un souvenir vivace du mépris que les hommes et femmes, confortablement assis sur les étages supérieurs de la pyramide, pouvaient renvoyer au “bon peuple”, comme ils avaient l’habitude de l'appeler.
Néanmoins, il avait compris, au fil des ans, que le Baron n’était pas un homme auquel on répondait “non” impunément, aussi s’empressa-t-il d’accepter d’un hochement de tête.
“Parfait ! s’exclama le noble. Dans ce cas, ordonne aux équipes d’amener tous les produits au niveau du rail aérien Q2 ; impossible de les livrer par les routes normales, tu l’as dit toi-même. Nous nous retrouverons sur le quai à trois heures trente.
- Bien, Monsieur. Puis-je vous soumettre une requête ?
- Laquelle ?
- Concernant le trou dans la fenêtre de mon bureau, serait-il possible de faire appel à un réparateur ?
- Allons, Godrick, c’est bien ça ? N’as-tu pas remarqué que les neiges ont déjà fondu ? Ce n’est pas une petite brise printanière qui t’abîmera la santé !”
***
La vue de la masse de métal lustré de la SneLLokomotiv, lorsqu’elle se détacha du lointain, cloua Godrick sur le quai. Lui qui avait toujours été méfiant concernant les trains aériens, depuis qu’il avait assisté à l’effroyable accident de la ligne Grenzpost-Essbrück aux abords du Pont de l’Amitié, retint avec difficulté le claquement de ses dents.
Le Baron, à côté de lui, signa une pile de papiers et remit un chèque au contrôleur commercial de la Sainte et Supraducale Entreprise Ferroviaire. Une fois ce dernier éloigné, il râla, assez fort pour que les autres passagers l’entendent :
“Te rends-tu compte, Godrick ? La SSEF a fait quintupler la taxe jusqu’à la fin de l’exposition. Ceux-là, alors, pire que des bandits !”
Une jeune femme vêtue d’une combinaison violette Lugrezia, à côté, rit sans bruit.
D’un coup, comme un cri déchirant, les roues de la locomotive freinèrent sur le rail aérien, et les portes déversèrent une masse d’ouvriers nocturnes venus des Quartiers-Sud. Le Baron aida la jeune femme à monter sur le marchepied, et entra dans le wagon de première classe, suivi de près par son employé.
Godrick, dès qu’il foula l’intérieur de la cabine, fut pris d’un accès de nostalgie. Il était déjà monté avec sa bande dans cette partie d’une locomotive aérienne, avant le fameux accident du pont, mais s’en était fait expulser par la Garde Ferroviaire après seulement deux arrêts.
Malgré cela, il avait conservé un souvenir très vif de ces sièges en velours couleur lavande, de la douce senteur des huiles essentielles diffusées par l’aération, du bar en acajou verni, avec des bouteilles de liqueurs aux formes surprenantes, sculptées avec soin par les meilleurs verriers des Saint-Duchés, de cette sensation grisante de puissance qui s’était emparée de lui, lorsqu’il avait posé ses fesses sur les coussins et ses mains sur le marbre des tablettes.
Cette fois, il pourrait pleinement profiter du voyage, si tant est qu’il arrive à détourner l’attention des caisses énormes, que des ouvriers déposaient par zentners entiers dans les compartiments commerciaux, et dont il craignait que le poids fasse céder la machine.
Tandis que Godrick observait les passagers s'installer et les employés ferroviaires faire des aller-retours entre la cabine du conducteur et le compartiment à marchandises, le Baron, lui, déployait tous ses efforts pour s'assurer les faveurs de la jeune femme.
“Donc, si je comprends bien, j’aurai l’honneur de vous recroiser à la réception de Sa Majesté ? demanda-t-il d’une voix suave.
- Je l’espère”, lui répondit la jeune femme en combi.
Faux corset intégré à la combinaison, striures brodées en coton-safran, épaulettes translucides à base de… méduse ? Hm… Non, plutôt de la microsoie… Et ce col en dentelle… songea Godrick, en détaillant chaque recoin de sa tenue.
“C’est une Cumbre Delh’Amor ?” demanda-t-il après un instant.
La jeune femme lui lança un regard circonspect, scruta à son tour son modeste habit de travail confectionné par le couturier du quartier, et regarda le Baron comme pour l’appeler à l’aide.
“Eh bien, Godrick, tu as l’œil ! Respectable demoiselle, je vous présente Godrick, chef d’étage au sein de ma modeste compagnie.”
Sourire gêné.
“Je ne porte pas de tenue standardisée, protesta la femme. Celle-ci a été faite par un couturier renommé en Weissreässe.
- Une commande personnalisée, hm ? reprit Godrick. Cela explique la microsoie pour les épaulettes.”
La gêne devint presque palpable. Le rugissement de la SneLLokomotiv envahit la gare, puis l’énorme carcasse de métal s’engagea hors de la verrière.
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