III.
La beauté opulente d’Awalden se révéla alors sous son meilleur jour, comme sur les gravures qui ornaient les manuels des écoliers de tous les Saints-Duchés. La ville existait enfin telle que les générations d’architectes qui l’avaient mise sous chrysalide la voyaient dans leurs rêves : constellée de couleurs chatoyantes, coupée nette en immenses boulevards où se déversait un flot de vie ininterrompu, qu’importe l’heure de la journée ou de la nuit, ponctuée de prouesses architecturales qui faisaient l’envie du continent tout entier, dotée d’un réseau d’infrastructures aérien déployé comme une forêt en hauteur, comparable à une immense armure. Sur le lieu même où se tenait autrefois une grande lande marécageuse, choisie par Karel l’Impétueux pour installer sa capitale, trônait désormais l’expression la plus éclatante du génie humain.
La jeune femme lança un nouvel appel à l’aide au Baron, lequel sauta sur l’occasion pour embrayer sur un sujet inconnu de son employé. Godrick, bien qu’il soit au courant des dernières théories concernant la génétique, publiées par un moine, préféra correspondre au rôle attribué par son supérieur.
Contempler cette machine qui servait de cadre à tous ses souvenirs plongea le chef d’étage dans une douce mélancolie. Il s’abandonna à la rêverie, tandis que le Baron faisait avancer méthodiquement ses pions pour s’emparer du cœur de sa belle. Il commanda une wodka d’une marque qu’il ne connaissait pas mais qui, à en croire la forme de sa bouteille, était de grande qualité, avala son verre d’une traite et laissa infuser sa douce chaleur dans son estomac.
“Messieurs dames, vos tickets, je vous prie”, déclara une voix grave.
Un contrôleur, élégamment vêtu, moustache petit-guidon parfaitement entretenue, tendit le bras vers le Baron.
“Et vous, monsieur ? demanda l’homme d’un air soupçonneux à Godrick.
- Il est avec moi, affirma le Baron.
- Oh, très bien, je ne pensais pas, Monsieur De La KleinPrairie.”
Le contrôleur poinçonna chaque billet puis s'éloigna. Godrick, au contraire de son chef, avait aperçu le regard langoureux lancé par la jeune femme au contrôleur. Le Baron, aveuglé par son instinct de chasseur, continua lourdement à lui faire la cour.
Ainsi se prolongea le trajet une demi-heure durant, au terme de laquelle on aperçut la Gare Théréza, nommée d’après l’archiduchesse et construite spécialement pour la Grande Exposition. Imitant un style de l’âge de Fer, elle était parée, tout le long de ses murs et de ses colonnes, de bas-reliefs représentant l’arbre généalogique des différentes familles ayant occupé le trône supraducal. L’archiduchesse, qui vouait un véritable culte à l’Imperator Godrick, avait fait ériger une immense statue de lui sur son cheval cabré, lance à la main, prêt à terrasser le Roi Dragon.
Avant de se lever, le Baron prit soin de laisser sa carte de visite à la jeune femme, puis il remit son haut-de-forme et s'engagea sur le quai.
Suivi de près par son employé et une horde d’ouvriers de la Seyd&Gold, il se fraya un chemin parmi la foule jusqu’au grand corridor, relié directement au centre du Palais Industriel et Mercantile.
En passant au milieu de l’immense foire, où des artisans, scientifiques et explorateurs venus du monde entier rivalisaient d’ingéniosité pour attirer l’attention des passants, le Baron serra plus de mains que Godrick n’en avait serré depuis son enfance.
Au milieu du trajet, ce dernier s’arrêta malgré lui devant un ring sur lequel s’affrontaient un automate et un homme peau-bleue, sur le stand d’une cité-état nommée Lahrati.
Enfin, on arriva à celui du Duché de Seezuhr, berceau de la Seyd&Gold.
Le Baron ordonna qu’on dispose les marchandises sur les présentoirs, et, avec une efficacité militaire, ceux-ci furent recouverts dans l'instant de vêtements estampillés d'un rouleau de soie stylisé et doré. L’armée d’ouvriers referma ensuite les caisses et fila vers la Gare Théréza.
Des passants de toutes couleurs, vêtus de toutes les façons envisageables et parlant toutes les langues du monde se pressèrent aussitôt pour admirer la finesse des tissus de la dernière collection.
Le visage du Baron se para d’un immense sourire en voyant que le stand de Lugrezia, de l’autre côté, attirait moins de regards que le sien. Il posa paternellement sa main sur l’épaule de Godrick - quand bien même ce dernier le dominait d’une tête et demie - et l’invita à se diriger vers l’entrée menant aux étages supérieurs.
Après une vérification rapide, la Garde de l’Archiduchesse les laissa rejoindre la salle de réception.
Dès qu’il posa le pied sur le carrelage, Godrick eut l’impression d’entrer dans un rêve. Le soin apporté à la pièce, du cintre des lustres jusqu’aux pieds de table, tenait du prodige. Le moindre carreau était ouvragé avec une finesse supérieure à celle de bien des maisons de hauts nobles, dans lesquelles l’employé avait autrefois effectué des livraisons.
Passé le choc, Godrick en vint à se demander si le Palais de l’Archiduchesse lui-même pouvait rivaliser en termes d'élégance avec un tel endroit.
Le Baron aperçut une femme dans la force de l’âge, vêtue d’un costume de toile sur lequel se promenaient des tuyaux dont le contenu changeait de couleur toutes les deux ou trois secondes. À côté d’elle, un dandy en costume aux reflets métalliques, mains recouvertes de gants terminés par des extensions mécaniques de doigts qu’il pouvait actionner à volonté.
Godrick, dans son bleu de travail sans autre fioriture qu'une poche détachable, se sentait plus miséreux que jamais. Les montres, chapeaux, chaussures, jusqu’au moindre foulard arboré par les invités comme s’il s’était agi d’une seconde peau le mettaient plus que mal à l’aise : ils alimentaient en lui la flamme d'un ressentiment profond.
“Madame la Comtesse de Staffdeä, sourit le Baron, prenant bien le temps d'apprécier la chaleur de sa main, Monsieur le Castelmaistre de Roc-Amaury.
- Monsieur De La KleinPrairie, un plaisir de vous voir ici, déclara le dandy, attrapant, à la volée, une flûte de champagne sur le plateau d’un serveur avec ses doigts mécaniques.
- Et vous, qui êtes-vous ? demanda la Comtesse, ne se privant pas de détailler Godrick de la tête aux pieds.
- Je m’appelle Godrick… Je…
- Il est chef d’étage dans notre usine sur la Schilderskeä Hoofdschtrass, reprit le Baron. Et, il a beau être du bon peuple, il est d’une efficacité pour le moins remarquable ! Vraiment, Rodrick, quelque chose me dit que cette soirée marquera le début de votre ascension.
- Rodrick… ? répéta le chef d’étage. Je vous prie de m'excu...
- Oh, reprit le dandy, vous pouvez faire confiance à l’intuition de Monsieur De La KleinPrairie. Lorsqu’il affirme qu’une étoile va monter, il se trompe rarement, pour ne pas dire jamais.
- Je ferai en sorte que vous puissiez quitter votre trou à rats, mon cher !” s’exclama le Baron en flanquant une tape dans le dos de Godrick.
Mon trou à rats ? songea Godrick. De quoi parle-t-il, et où est-ce qu’il veut m’envoyer ?
“Vous savez, Monsieur Godrick, reprit la comtesse de Staffdeä, vous êtes la preuve vivante du poison que sont les thèses de ces… Vous savez, ces idéologues, habités par la jalousie, qui souhaitent mettre la civilisation à feu à sang, croyant ainsi paver la voie d'un paradis égalitaire alors qu’ils ne font que creuser des fosses communes ?
- Les adeptes de Mariku ? demanda Godrick.
- Oui, c’est cela ! s’écria la Comtesse.
- Travailleur ET cultivé”, nota le Castelmaistre de Roc-Amaury.
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