IV.
Les trois nobles échangèrent des banalités au sujet du scandale qui avait éclaboussé la femme du Duc d’Angsberg, trouvée dans les bras de son amant au beau milieu du lit conjugal par une servante. Loin d’être bête, cette dernière avait saisi l’occasion et touché un beau pactole en vendant son histoire aux journaux.
Ainsi, depuis trois semaines, les hebdomadaires arboraient tous en gros titres des nouvelles informations débusquées par des armées d’enquêteurs privés. Godrick, depuis qu’il était en âge de penser par lui-même, avait toujours pensé que l'engouement pour ce genre d'affaires, aussi soudainement apparu que disparu, était du plus grand ridicule. Il se retira donc d’un signe de tête, et alla siroter un cognac vardouennois dans un coin de la salle.
Un aristocrate, vêtu d’un costume de cuir luisant, bardé de lanières pendantes, s’approcha de lui, et demanda, d’une voix discrète :
“Puis-je me joindre à vous ?”
Godrick leva les yeux, croisa deux billes rougeâtres, une barbe taillée de près, et sentit un parfum musqué s’élever autour de lui. Le costume de l'homme, bien qu'il ne respectât pas les conventions en termes de propotion - Godrick tiqua en remarquant la différence de répartition des coloris entre deux lanières placées côte à côte -, dégageait une beauté mystérieuse.
“Bien… bien sûr.
- Ha, je vous remercie. Cette réception est d’un… d’un ennui, véritablement, je donnerais tout pour retrouver ma cheminée et mon livre.
- Je comprends. Moi aussi. Que lisez-vous ?
- En ce moment ? Les Cantiques de la Plaine, d’un auteur skritt. (Il avala une gorgée d’un alcool couleur mandarine.) Le style est assez obscur mais j’aime les idées qu’il développe.
- Les skritts ont produit des œuvres très rafraîchissantes, affirma Godrick. Quand j’en ai assez de… des bêtises que j’entends tout le temps, je me plonge dans les vieux livres. J’y trouve tout ce qui manque à ce pays de nos jours.
- À notre pays, vous dites ? reprit l’aristocrate, songeur. Au fait, Laussert, enchanté.”
L’homme déganta sa main et la tendit à Godrick. Après une poignée franche, à l’exact opposé de ces salutations molles dont l’employé de la Seyd&Gold avait l’habitude, il reprit :
“Qu’entendez-vous par là ? Si vous voulez bien développer.
- Vous savez, je ne gagne pas beaucoup d’argent. J'aimerais bien voyager, traverser la Mer Dorée. Ou même avoir la chance d'en apercevoir la côte, tout simplement ! La plus grosse étendue de flotte qu’il m’ait été donnée d’observer de mes propres yeux, c’est le Lac de Tempérance, quand j’avais dix ans. Et même si ça n’est qu’une goutte d’eau par rapport à l’étendue de la mer – enfin, d’après ce que des marchands m’ont raconté –, le souvenir a été gravé au fer rouge dans ma mémoire. Alors, ce qui manque à ce pays, peut-être, Monsieur Laussert…
- Je vous en prie, appelez-moi par mon nom, un peu de lâcher prise me fera le plus grand bien. Continuez, s’il vous plaît.
- Au temps pour moi, Laussert. Peut-être que ce qui manque à ce pays, selon moi, manque aussi à d’autres. En tout cas, moi, je trouve qu’ici, on passe nos journées à se casser le dos dans des grandes prisons en brique, qu’on gagne tout juste de quoi s’acheter parfois un bifteck, et que le reste du temps, la vie se résume à craindre un patron, quand il ne faut pas craindre que l’archiduchesse, sur un coup de tête, décide de raser nos trous-à-rats (Godrick, sur cette formule, articula nerveusement chaque syllabe). Ce que je pense, c’est que jamais auparavant les types en costume et haut-de-forme ont si bien mangé, vécu dans des endroits si confortables, et que, pourtant, les enfants du bas de l’échelle sont condamnés à une vie de misère, peut-être plus misérable encore que celles de leurs parents et grands-parents.
- Et cela vous met en colère.”
Laussert avait lancé sa réplique sans la moindre ironie. Parfaitement concentré sur ce que Godrick disait, il maintint son regard braqué sur lui.
“Oui, ça me brûle de l'intérieur.
- Je comprends. J’imagine que vous avez lu San Simone, ou Mariku ? Peut-être êtes-vous marikiste vous-même ?”
Godrick craignit que l’aristocrate ne se mette, comme la Comtesse de Staffdeä juste avant, à tailler l’intellectuel Rébéen en pièces.
“Je… je tombe souvent d’accord avec lui, affirma-t-il.
- C’est normal. Je ne vais pas vous mentir… (Laussert pencha la tête vers lui.)
- Godrick.
- Godrick, joli nom. Je ne porte pas Mariku dans mon cœur, je crois que ses adeptes risquent d’embraser une bonne partie du continent si rien n’est fait. Ceci dit, je reconnais sans problème que la condition des travailleurs partout où sont posés des chemins de fer est scandaleuse. Si les monarques ne font rien pour la résoudre, je prédis qu’un temps pas si lointain viendra où ils finiront sur l’échafaud et n’auront plus que leurs yeux pour pleurer.
- Vous n’avez pas peur pour votre vie ?
- Si, bien sûr que si. Mais que puis-je y faire, à part payer décemment ceux qui travaillent les champs de ma famille ? Je ne suis ni Dieu, ni Roi, il ne me reste qu’à agir à mon échelle. Prier le Tout-Puissant, bien que je doute souvent qu’il daigne tendre l’oreille, de ramener un peu de dignité ici-bas.”
Godrick, sans comprendre pourquoi, sentit tout à coup des larmes naître sur le coin de ses yeux. Il fit mine d’être pris d’une grande soif, avala d’un coup son cognac, et demanda à Laussert s’il voulait partager un autre verre.
Ensuite, presque une heure durant, les deux hommes échangèrent sur toute la gamme de sujets que Godrick, en boulimique de lecture, avait pu étudier à la bibliothèque publique.
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