V.

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 D’un coup, le silence tomba sur la salle, alors que les deux hommes échangeaient sur un passage des Cantiques de la Plaine à propos duquel ils étaient en désaccord. Au fond, derrière la foule d’aristocrates agglomérés au milieu du parquet de danse, une femme en robe somptueuse apparut.

Triple dentelle à fils d'or et d'argent, teinture de cochenille bleue et poussière de topaze, perles... synthétiques ? Ça alors...

 L’attention de Godrick fut surtout attirée par le splendide diadème couleur saphir, trônant sur ses cheveux rougeoyants. D’un regard, l'archiduchesse balaya la salle comme la faux cueille le blé doré ; en l’espace d’une respiration, chacun eut posé le genou à terre et braqué ses yeux sur le carrelage.

 Godrick suivit maladroitement le mouvement, et se hasarda, alors que l’archiduchesse n’avait pas encore pris la parole, à jeter un œil dans sa direction.

 La jeune monarque était pâle, maquillée légèrement. Son cou altier, son visage aux traits élégants, tous dessinés en douceur, mais surtout son regard d’une fermeté implacable trahissaient la nature de son rôle. Godrick pensa qu’une telle femme, même vêtue de haillons, imposerait toujours le respect à quiconque oserait poser les yeux sur elle.

 L’employé de la Seyd&Gold était tellement absorbé dans sa contemplation qu’il ne remarqua pas que la Fille du Soleil l’avait remarqué. D’une voix sèche et puissante, elle déclara :

“Messieurs, Mesdames, je suis ravie de voir tant de visages familiers à cette réception. (D’un accord silencieux, tout le monde se redressa d’un coup, et plaça ses mains le long du corps) J’espère que vous avez apprécié la visite du Palais Industriel et Mercantile, sur lequel une équipe d’architectes prodigieux a travaillé jour et nuit depuis l’été dernier. Si nous pouvons tous nous tenir sur cette véritable œuvre d’art, c’est avant tout grâce à leur dévouement à la couronne.”

 Un valet en costume de velours côtelé tendit à deux mains un plateau sur lequel trônait une flûte de champagne. L’archiduchesse s’en saisit avec autant de délicatesse que s’il se fût agi du pétale d’une fleur, et le leva devant l’assemblée.

“Chers invités, je vous propose de porter un toast au travail formidable de nos architectes, et à l’avenir des Saints-Duchés !

  • Aux Saints-Duchés !” répétèrent en chœur les aristocrates.

 Laussert lança un sourire cynique à Godrick, et déclara à voix basse :

“Et surtout, à nos amis ouvriers, bien qu’ils croulent sûrement sous le poids des compliments et de la reconnaissance.”

 Godrick pouffa. Trois pieds devant eux se retourna une quinquagénaire dont la voix de crécelle avait fait grincer les oreilles des deux compères une demi-heure durant. Elle lança un regard offusqué, sous couvert d’un sourire bienveillant, dans une démonstration d’hypocrisie tenant du talent théâtral.

 Dès qu’elle eut le dos tourné, Laussert imita une des mimiques favorites de ladite dame, et lâcha un rire discret.

 Déjà, aux côtés de l’archiduchesse, des musiciens s’étaient installés et avaient entamé la Valse du Mont Brumeux. La monarque, elle, avait pris place sur le grand fauteuil disposé un peu en hauteur, et toisait la salle. Son mari, un petit homme aussi discret qu’une ombre, s’était assis à côté d'elle et parlait dans son oreille.

 Les enfants de la haute noblesse furent invités – enfin, forcés serait un terme probablement plus adapté – à trouver une partenaire et à entamer une danse. Après tout, l’atmosphère avait beau être plutôt détendue, le réseautage n’attendait pas.

 S’il avait eu connaissance de leurs visages, Godrick aurait ainsi pu reconnaître, tous installés autour de la même table où trônaient les meilleurs vins et apéritifs, les représentants des plus grandes familles de tous les Saints-Duchés et des territoires voisins convoités par la couronne - provinces limitrophes du Pays de Vardouenne en tête -.

 Pour le chef d’étage, le rassemblement comprenait surtout des enthousiastes de la mode aux seules tenues à même de rivaliser avec l’apparat de la robe de l’archiduchesse.

 Cinq ou six morceaux (avec le bruit des bavardages, Godrick entendait avec difficulté le son des instruments) furent joués, et puis, comme si de rien n’était, la salle se figea au milieu de la Seċellana de Gabriele Fòrlo.

 Le jeune homme crut qu’une personnalité aussi importante que l’archiduchesse avait fait son entrée. Peut-être le Margrave Chechnide en personne ou le Roi de Vardouenne, venu discipliner ses éléments à la loyauté chancelante ?

 Ce qu’il vit dépassa les plus originales de ses pensées. En vérité, celle qui se tenait devant le parquet de danse était une femme couverte intégralement d’une tenue aux reflets changeants, tantôt azurés tantôt crépusculaires. Sur son visage, un voile de dentelle à plusieurs couches flottait comme un nuage. En guise d’épaulettes, la femme était vêtue de deux pièces d’un cuir quasi doré, arrondies pour épouser la forme de son corps. Tout autour d’elle, le tissu de sa robe, déployé comme un rideau de pluie, serpentait le long de son corps et s’arrêtait au niveau de ses chaussures : de petites bottes d’apparence caoutchouteuse, mais dont l’image n’avait rien à voir avec celles que Godrick s’était achetées avec sa prime à la fin de l’hiver. Non, là, le caoutchouc donnait une impression de légèreté, et se confondait dans la forme de talons qui s’affaissaient à volonté.

 Le chef d’étage avait en effet remarqué que la femme semblait jouer avec le mécanisme, s’octroyant par à-coups une tête supplémentaire.

 Son bras, à la plus grande déception de bien des hommes présents, était accroché à celui d’un gentleman, au corps grand et effilé, cheveux noirs comme le charbon, au style tout aussi surprenant quoique moins remarquable. La tunique portée par l’homme rappelait celle de Laussert, avec ces lanières pendantes, ces gravures brodées le long des manches, mais ce qui le différenciait le plus du reste de l’assemblée étaient ces grosses lunettes rondes, épaisses et opaques qui occupaient la moitié de son visage.

 L’archiduchesse, restée jusque-là impassible, cessa d’un coup de converser avec son mari, lança un sourire aux nouveaux venus, et d’un geste de la main, son valet les invita à prendre place sur le parquet de danse.

 Sans avoir besoin de dire un mot, et, il faut dire, plutôt arrangés par la situation, les jeunes aristocrates s’éclipsèrent et rejoignirent la table sur lesquels leurs parents avaient cessé de boire.

“Votre Altesse, déclara le gentleman aux lunettes, pourriez-vous jouer la Complainte du Chevalier Noir ?

  • Arahmant ? Vous en sentez-vous capable ? demanda l’archiduchesse, sans lâcher des yeux le couple.
  • Bien sûr, c’était un morceau très apprécié du temps de ma jeunesse, répondit le chef d’orchestre. Quelle version désirez-vous écouter, noble sire ?
  • Qu’importe, nous nous adapterons, répliqua le brun, un sourire étrange sur les lèvres.
  • Dans ce cas, je vous propose l’arrangement numéro trois de Fòrlo.”

 Le chef d’orchestre reçut pour toute réponse une brève révérence. D’un coup de baguette, il fit débuter les joueurs de cuivre.

 Le gentleman aux lunettes releva la main de sa compagne, se rapprocha d’elle, et entama un pas lent et parfaitement maîtrisé, à l’image du début de la musique.

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