Luc et Mathieu

6 minutes de lecture

Chapitre 1 :

Il y en avait des centaines qui s’entassaient dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Certains étaient peut-être là depuis des années, à attendre dans la poussière, à espérer qu’un œil veuille bien évaluer leur qualité. Il y en avait pour tous les goûts. Des petits, des gros, des denses, des aérés, des sérieux, des amusants, des inquiétants, des tristes, des tragiques… Une diversité extraordinaire, fruit d’un patchwork d’humains impatients ou d’une grylle de mordus de reconnaissance. Ils étaient si divers et si semblables. C’était des pavés d’espoir et de travail.

Luc en saisit un au sommet d’une tour gigantesque. L’auteur avait pris soin de le relier. Un ensemble de trois cents pages proprement écrites, respectant tous les critères exigés par la maison Deschants, la maison des jeunes talents. Etablir ces critères avait été un moyen commode de faire un premier tri. Quiconque ne respectait pas une marge de 2 centimètres était invariablement rejeté, une police taille 13 au lieu de 12, dehors ! Bien sûr on passait sûrement à côté de textes merveilleux, mais on n’avait pas le choix. Et puis, quelle importance ? Des milliers de manuscrits arrivaient chaque années. Il faudrait des ressources considérables pour lire et évaluer tous ces textes. Et la maison vendait si peu. C’était là tout le paradoxe. Des milliers d’écrivains, et plus personne pour les lire. Ecrire était devenu une sorte d’exutoire pour toutes les âmes en peine. On n’hésitait plus à se lancer de plain-pied dans cette activité solitaire et exigeante, on ne doutait plus de son talent, on avait confiance en soi. On se trouvait assez intéressant pour se donner à lire, et on l’était. Il avait fallu se renouveler. Les maisons d’édition avaient dû changer de modèle commercial et trouver d’autres moyens pour survivre. Il ne s’agissait plus de publier quoi que ce soit. La survie passait par de nouvelles voies.

Alors on réfléchit longuement, on brain-storma, on demanda son avis à toutes les IA disponibles. Et on arriva à la conclusion qu’il fallait mettre en scène l’acte d’écrire, le rendre sexy, troublant, inquiétant. Greg, un jeune ambitieux qui avait fait un école de commerce réputée pour sa pédagogie agressive, avait trouvé le concept du concours d’écriture en direct. On allait montrer en live le travail de l’écrivain ! On habillerait ça d’un peu de sensationnalisme et ce serait génial. On attirerait les écrivains en promettant une bourse exceptionnelle, ils étaient si prêts à tout que ce serait facile.

Luc aurait voulu tout publier. Il trouvait tout fantastique. Chaque œuvre, même la plus maladroite, avait pour lui une valeur inestimable. Elle était le réceptacle d’une vie intérieure, une offrande faite au monde. Tant de créativité, tant de persévérance et de courage ! Mais il savait bien qu’il n’était pas là pour ça. Il n’était que le second filtre. La littérature n’était plus du tout l’enjeu.

Il s’assit à son bureau surchargé et resta un moment immobile avant d’ouvrir « Le Livre noir ». Dès les premières lignes, il fut captivé. L’écriture était simple, les mots précis.

Chapitre 2 :

Il avait de grands espoirs. Il avait passé des heures devant son miroir. Chaque cheveu avait été rangé avec soin et positionné à sa place naturelle. Les cils avaient été taillés à une longueur optimale. Ils donnaient une profondeur évidente à ses yeux verts. Il ne pouvait rien contre les profondes rides qui cisaillaient son visage, mais on lui avait dit plusieurs fois qu’elles lui donnaient une histoire, alors il avait voulu le croire. Il avait tapoté ses lèvres pendant plusieurs minutes pour les faire rougir et leur donner plus de relief. Il ne pouvait pas être plus satisfaisant. Alors il allait tenter sa chance. Quelle importance s’il échouait ? Après tout, il n’avait rien à perdre. Il voulait sortir de l’anonymat, quel que soit le risque.

La file lui sembla infinie. Elle commençait à plusieurs centaines de mètres de la maison Deschants. Il fit un rapide calcul. A raison de cinq minutes par prétendant, il lui faudrait au minimum quatre jours d’attente. Il avait tout prévu. A manger, à boire, un siège pliable et un miroir. Il se rendit vite compte combien cet accessoire était utile. Un vent léger se levait, insufflant une anarchie terrifiante dans le bel ordonnancement des chevelures patientes. Chacun se mirait et se repeignait frénétiquement.

Tous les prétendants dans la queue semblaient déjà avoir commencé leur entretien. On y prenait des poses, on choisissait ses mots et les expressions de son visage. On répétait son discours sans entendre l’autre discours. Et les monologues se rejoignaient enfin dans le silence qui suivait les conversations.

Ce fut long, très long. Certains, mais pas beaucoup, renoncèrent. Il les vit quitter piteusement la troupe, la tête basse, renonçant à leur seule chance de succès. D’autres avaient fait des malaises et gisaient dans la rue. Incapables de se lever, ils tendaient des mains suppliantes. Mais personne ne prenait le temps de les aider. Perdre sa place dans la file était tout simplement impensable.

Il ne restait plus grand monde devant lui. Le stress montait. D’autant qu’à force de passer et repasser dans ses cheveux impeccables, mais assez sales après quatre jours sans shampoing, le peigne avait souffert. Il ne restait pas la moitié des dents. Ce n’était pourtant pas ce qui l’inquiétait le plus. Les visages déconfits et ébouriffés qui sortaient de la maison d’édition en disait long sur les désillusions terribles qu’on y infligeait. Les êtres fantomatiques qui sortaient du bâtiment étaient accueillis à l’extérieur par des militaires qui les orientaient vers des bus. Il savait très bien où ils allaient. Leurs vies avaient été refusées. Ils ne seraient plus d’aucune utilité.

Plus que deux personnes et ce serait à lui. Une jeune femme séduisante le précédait. Elle avait toutes ses chances. Elle avait créé un chignon délicat, traversé par une tige en bois sculptée avec une précision chirurgicale. On fit un nouveau pas vers l’avant. Elle semblait détendue et souriait aux gardes armés qui maintenaient l’ordre à l’entrée. L’un d’eux sembla un peu s’émouvoir. Quel besoin avait-elle de tout risquer ? Si elle n’était pas sélectionnée, sa vie serait terminée. Elle savait combien la sélection était impitoyable.

Il fit un nouveau pas en avant. Les deux hommes en face de lui ne le regardaient pas. Ils tenaient leurs armes contre leurs poitrines et regardaient au loin. Il allait bientôt savoir. Après des mois, son manuscrit avait franchi la première sélection. Il se souvint de l’émotion qui l’avait gagné lorsqu’il avait reçu le mail. Cela avait été si exaltant. Il passa une ultime fois le peigne inutile dans ses cheveux. La jeune femme ressortait. Elle se dirigeait vers les bus. C’était à lui.

Il avançait en suivant des lignes jaunes peintes au sol. Math se présenta à trois hommes en costume noir. On lui demanda de s’asseoir. Plusieurs caméras l’observaient.

— Votre manuscrit a fait forte impression. Mais, vous le savez, cela ne suffit pas. Alors dites-nous, pourquoi devrions-nous vous sélectionner ?

— Je n’ai plus rien à perdre, répondit-il. J’irai jusqu’au bout parce que c’est la seule route que je peux prendre.

— Chaque personne que nous auditionnons est dans le même cas.

— Oui. Mais vous recevez des gens qui sont jeunes. Ils n’ont pas le bagage émotionnel que procure l’âge, ils ne comprennent le monde que par leur imagination.

— Mais ils sont bien plus beaux !

— Je ne pourrai rien faire contre leur jeunesse. Mais dans tous les concours que vous avez organisés, il y avait une personne moins belle. Et si je me souviens bien, elle a toujours passé plusieurs tours.

— Ce n’est pas faux. Le public a besoin d’un candidat dont il peut se moquer. Qu’apporterez-vous de plus à l’émission ?

— Ma connaissance des textes anciens ! La réponse fusa.

— Cela peut être un désavantage ! Pensez-vous qu’il soit bon de s’encombrer de toutes ces vieilles reliques ?

— Je connais bien toutes ces théories nouvelles auxquelles vous faites allusion. Qu’il vaut mieux construire sur soi plutôt que sur les autres, mais je n’y crois pas. On ne construit rien de solide sans fondations.

Les trois hommes se regardèrent et celui du centre interrogea du menton une caméra. Une voix résonna : « OK ».

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Mathieu langeon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0