Vendre son âme

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Chapitre 4 :

En partant, Math croisa une nouvelle fois Luc qui jetait des tonnes de papiers noircis dans un benne. Il le salua du regard avant de monter dans la limousine qui l’attendait. La semaine passa dans une sorte de rêve éveillé. Il se photographiait avec des inconnus qui le reconnaissaient, il signa des tee-shirts et des mini shorts. On le sollicita pour participer à un nombre colossal d’événements médiatiques, sans rapport direct avec l’écriture, mais suffisamment importants pour susciter l’intérêt de son agent. On lui offrit beaucoup d’argent pour imprimer quelques mots de son poème sur des casquettes, il accepta. Il dormit peu, fit pas mal d’excès et rencontra tout un tas de gens incroyables. Enfin, ce fut vendredi.

Son escorte pénétra aux éditions Deschants vers midi. Des groupes de fans se tassaient à l’entrée et il fallut jouer des coudes et de matraques pour passer sans encombre. Il aperçut Luc au fond du vaste hall, il continuait de jeter des manuscrits. En entrant dans sa loge encombrée de fleurs et de friandises, il pensa à toutes ces œuvres refoulées. La sienne y était aussi. On s’agitait autour de lui. Ses ongles étaient coupés, sa chevelure savamment torturée, sa peau couverte de couleurs. Il marchait vers le studio lorsqu’il entendit des pleurs. Ils venaient de la loge n°3. Il tapa doucement et entra. Une femme d’une quarantaine d’années semblait dévastée. Elle tenait sa tête entre ses mains et son corps tout entier était agité de soubresauts. Il s’accroupit et essaya de la consoler :

— Ça ne va pas, comment puis-je vous aider ? demanda-t-il doucement.

— Je ne veux pas disparaître ! répondit-elle entre deux sanglots.

— Vous n’allez pas disparaître. J’ai lu votre texte sur la rose, il était magnifique. Marie, c’est bien ça ?

— Oui, dit-elle en relevant son visage. Vous êtes gentil. Je dois être horrible.

On les cherchait, il fallait y aller. Il lui fit le sourire le plus compatissant qu’il put et se releva.

— Allez, allons-y, dit-il en lui tendant la main. Elle la saisit et ils se dirigèrent tous les deux vers la salle des écrits.

L’ambiance avait changé. Les auteurs étaient déjà tous installés derrière leur pupitre. Le présentateur et son sourire permanent allait de l’un à l’autre pour encourager ou lancer quelques calembours de son cru. Mais derrière l’ambiance détendue, une réelle tension parcourait le plateau. Des regards furtifs, des mains moites, des trépignements, des va-et-vient incessants des assistants qui coiffaient, retouchaient, manucuraient. Il semblait y avoir un problème technique. Math ne savait pas grand-chose, mais on s’agitait parce que le four n’était pas suffisamment chaud. Si les auteurs ne brûlaient pas assez vite, on entendrait les cris de leur lente agonie, ce n’était pas acceptable. Le show n’était pas si cruel.

Le présentateur s’approcha de Math et lui assura que tout serait bientôt réparé. Apparemment, un des brûleurs était défectueux. Ce n’était pas très grave. Cela allait être un spectacle incroyable, les internautes avaient été très créatifs. L’objectif des douze millions de téléspectateurs serait atteint, c’était de la tarte ! Et il partit promener son sourire vers Marie. Elle était agitée. Elle avait du mal à se tenir immobile. Ses yeux balayaient la salle frénétiquement.

Le public s’installait. Les places s’étaient vendues à prix d’or. Le spectacle de l’écriture sans doute. On s’apprêtait à passer une bonne soirée.

— Mes amis, dit le présentateur plein de camaraderie, ce sera le thème de l’impuissance ! Un « Oh ! » parcourut l’immense studio. Vous avez une heure pour nous enchanter !

Math eut d’abord l’idée de rendre une copie blanche. L’écrivain impuissant. Mais cela lui sembla beaucoup trop risqué. Il se dit que l’idée de la page blanche allait se répandre rapidement parmi les candidats. Il fallait se démarquer. Il regarda Marie du coin de l’œil, elle n’écrivait pas. Elle semblait rêver. Math pensa naturellement au sexe. C’était à l’évidence ce qu’on attendait. On voulait passer une soirée inoubliable, et c’était un parfait apéritif. Mais là encore, il ne serait pas le seul… Tous avaient commencé maintenant. Il devait se décider. Il opta pour un récit court et dystopique. Une sombre histoire désespérée dans laquelle son personnage, à la tête d’un groupuscule de résistants, essayait en vain de combattre un pouvoir tyrannique. Les gens adoraient ces histoires. Ils se laissaient volontiers porter par des récits héroïques et désespérés de résistance, ils y retrouvaient un peu leur esprit libre. Rien ne dépassait dans son texte. C’était aussi plat qu’un champ de blé. Il ne s’était permis aucune fantaisie, aucune métaphore audacieuse ou comportement atypique. Le héros y suivait irrémédiablement son chemin sans jamais s’écarter de ce qu’on attendait. Il avait toujours eu l’intuition que ce qui dérange nuit. Les lecteurs n’aimaient pas être bousculés. Il leur fallait le cadre rassurant d’une histoire cohérente.

Il ne restait que quelques secondes lorsqu’il termina sa copie. Le gong résonna. Il fallait attendre les résultats des votes. Trois auteurs allaient être éliminés. Dans le public, on encourageait son champion. On criait beaucoup son amour à Judith qui avait gagné la première joute, et qui avait définitivement abandonné la robe pour un mini short du plus bel effet. Math la regarda. Elle affichait un sourire complice et agitait les bras en direction des cris. Elle semblait confiante. Tout l’inverse de lui. Le présentateur s’approcha du milieu de la scène. La coupure publicitaire allait se terminer. Il tenait dans ses mains le destin des candidats.

— Ravi de vous retrouver ! dit-il en s’approchant de la trappe qui s’ouvrit. Ce soir, nous avons vécu un spectacle fabuleux ! Les textes produits ont été d’une facture inégalée. Et vous avez voté, en nombre. Voici tout de suite les résultats.

La jeune femme l’avait encore emporté. Elle faisait de profondes révérences et saluait son public. Math était troisième. Marie, et deux autres auteurs qui avaient tenté la page blanche, étaient éliminés. On les conduisait doucement vers le feu. Le silence était maintenant profond. Des micros captaient la respiration haletante des condamnés. Marie se tourna un instant vers lui. Il lut dans ses yeux le désespoir et la peur. Il lui fit un petit signe de la main avant qu’elle ne se détourne et plonge dans le brasier. Une légère odeur de viande brûlée flotta dans l’air. On entendit des pleurs et des cris qui fusaient dans le public. Mais la retransmission était terminée. Il était bientôt l’heure du repas.

Math avait réussi son coup. Troisième, c’était très encourageant. Il fut presque surpris par l’enthousiasme qu’il provoqua lorsqu’il quitta la maison Deschants. On se bousculait pour l’apercevoir, on lui demandait des signatures et on lui donnait des numéros. Il était pris dans une euphorie qui le dépassait. Il comprenait que les textes qu’il produisait n’avaient aucune importance. Que les téléspectateurs regardaient surtout pour assister à la mort des êtres auxquels ils s’attachaient. Une sorte de catharsis divertissante avant de se mettre à table. Mais il était au sommet de la popularité et comptait bien en profiter. Cette menace permanente d’une mort certaine en cas d’échec était très stimulante. Il se sentait incroyablement vivant.

La semaine fut intense et épuisante. Il dût enchaîner les interviews, les repas, les rencontres, les essais vestimentaires. L’homme casanier et solitaire, presque misanthrope, était devenu un être médiatique qui construisait son image. Cependant, il savait pourquoi il s’engageait dans cette voie sans autre issue possible que sa perte. Il était prêt à aller jusqu’au bout.

Il devait être deux heures du matin lorsqu’il pénétra enfin dans son nouvel appartement. Depuis quelques jours, il logeait au 87ème étage d’une tour spectaculaire. Il tombait sur le lit immense lorsqu’il entendit que l’on frappait à la porte. Encore un gêneur. C’était le jeune homme qu’il avait croisé plusieurs fois à la maison Deschants.

— Bonsoir, je sais qu’il est tard, mais il faut absolument que je vous parle, commença-t-il.

— Il est très tard, je suis fatigué et…

— Je m’appelle Luc Grimaud, je travaille à la maison Deschants. Je vous ai croisé plusieurs fois là-bas.

— Je me souviens de vous. Mais que voulez-vous ?

— Vous aider.

— M’aider ?

— Je peux vous faire gagner le concours. Je connais les thèmes qui seront proposés jusqu’à la finale.

— Entrez.

Ils s’installèrent dans des canapés profonds, devant une baie vitrée qu’on regardait comme un écran. Après un moment de sidération, Luc présenta son plan. Il proposait de fournir les thèmes 48h avant chaque confrontation. C’était un avantage énorme. Math pourrait préparer ses textes, les peaufiner pour en faire des œuvres abouties. Il ne pouvait plus perdre.

— Pourquoi feriez-vous ça ? demanda-t-il à Luc.

— J’ai mes raisons. Acceptez-vous ?

— Sûrement pas avant de savoir pourquoi vous faites cela !

— Je ne peux pas vous le dévoiler pour le moment.

— Il va pourtant falloir.

— Je prends de gros risques en vous proposant ce… partenariat. Vous pouvez me faire confiance.

— La confiance ? dit-il avec une moue éloquente et ironique.

— Nous voulons dénoncer cette utilisation de l’écriture !

— Nous ? Est-ce que vous faites partie de ces illuminés qui militent pour revenir à l’âge de pierre ?

— Nous voulons simplement redonner du sens à tout ça. Essayer de montrer comme tout ce spectacle est vide de sens. J’ai lu le manuscrit que vous avez envoyé pour les présélections. Il ne disait pas autre chose.

— J’avais vingt ans quand j’ai écrit ce texte pour la première fois.

— Voyez-vous le monde différemment aujourd’hui ?

— Mais qu’attendez-vous de moi ?

— Nous voulons que vous soyez vainqueur, et que vous fassiez tout exploser !

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