Chapitre 1 : Nella 

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Assise dans l’herbe qui surplombait le cimetière de la ville, j’attrapai maladroitement mon cahier à croquis et observai avec attention le paysage qui s’offrait à moi. Âgée de 22 ans, étudiante en art, je n’avais toujours pas trouvé mon sujet pour le cours de lundi prochain. Le prof nous avait demandé de lui présenter une émotion forte de la vie de tous les jours et contrairement à mes camarades qui s’étaient empressés d’aller dans les parcs et les rues de la ville pour dessiner le visage amoureux des passants, j’avais opté pour un concept aux antipodes telle que la douleur des vivants. Heureusement pour moi, ce jour-là avait lieu un enterrement.

Le cortège venait tout juste de passer la porte du cimetière quand j’attrapai machinalement ma gomme et mon crayon de papier. Utiliser la douleur des autres, pour mon projet, me mettait très mal à l’aise, mais cette émotion était pour moi la plus propice pour un tel sujet.

Cadette d’une famille de trois enfants, j’avais été élevée dans une famille aimante. Très ouverte à toutes sortes d’émotions, j’étais de celles qu’on pouvait appeler très sensible aux émotions des autres.

Plus le cortège s’approchait du trou béant qui allait accueillir le cercueil en chêne, plus mon coeur se serrait dans ma poitrine. Devant tant de souffrance, les larmes me montèrent assez rapidement aux yeux. J’essuyai d’un revers de manche l’humidité qui me couvrait le visage et me remis au travail. Mes yeux passèrent de figures en figures pour attraper sur le moment leur plus profond désespoir. Les sanglots se faisaient entendre dans tout le cimetière et la voix grave du fossoyeur ne pouvait les atténuer.

Cherchant encore le visage qui allait me permettre de débuter mon esquisse, je fus surprise quand mon regard se posa sur cette jeune femme. Debout à côté de la femme qui devait sans doute être l’épouse de celui qu’on enterrait, celle-ci ne dégageait aucune émotion. Les yeux rivés sur le cercueil, son regard ne tremblait pas. Elle est bien la seule, pensai-je avec stupéfaction. Son regard calme n’était en aucun cas adapté à un tel évènement. Je décidai de ne pas y prêter plus attention et me concentrai de nouveau sur mon premier objectif.

Après quelques esquisses, la voix du fossoyeur se tut et la foule rendit hommage au défunt. Elle sortit du cimetière laissant la famille principale pleurer leur perte. Au fur et à mesure que le cercueil se couvrait de terre, la voix de la veuve se brisait de plus en plus, me glaçant irrémédiablement le sang. Je voulais détourner le regard mais mon crayon ne pouvait s’arrêter de dessiner cette forte émotion. Tout à coup, je fus prise de stupeur quand la veuve se retourna vers cette femme sans émotion et la secoua de tout son long. Depuis ma place, je pus tout de même entendre les mots déchirants qui sortait de ses lèvres :

« Je le sais très bien que tu n’as pas de coeur, mais comment peux-tu ne pas verser une seule larme pour ton père ! »

Ces mots me firent lâcher mon crayon. Avais-je bien entendu ? Les cris de la mère se faisaient plus poignants à mes yeux et ne pouvant plus observer ce spectacle, je ramassai à la hâte mes affaires et quittai les lieux.

***

Arrivée à mon appartement, je n’avais pas le coeur à dessiner. La scène bouleversante dont j’avais été témoin, me serrait effroyablement le coeur. Je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait ne pas pleurer la mort de son père. Si ça avait été moi, mes yeux auraient été remplis de larmes et je n’aurais sans doute pu m’en relever. Étendue sur mon lit, cette image m’obsédait. Soudainement, j’attrapai mon chevalet, un crayon qui traînait sur mon bureau et entrepris de dessiner cette fameuse scène dans laquelle une mère empoignait sa fille. Par respect pour elles, je me saisis juste de leurs émotions et créai de toutes pièces le reste de mon chef-d’oeuvre. C’est donc tard le soir que je pus enfin me reposer.

***

« Nella ! » m'interpella une petite voix.

La voix de ma meilleure amie me parvint aux oreilles malgré le bruit assourdissant qui retentissait dans les couloirs de la faculté d’Arts.

« Salut Pauline, quoi de neuf ? répondis-je avec un grand sourire.

— Bof la routine, j’ai eu un mal fou à finir le projet pour M. Lecomte, soupira-t-elle. Et toi ? Tu as réussis à capturer les émotions que tu voulais ? demanda-t-elle avec grand intérêt.

— Oui, répondis-je d’une voix tremblante. Mais, je ne sais pas si j’aurais dû aller au cimetière ce jour-là car j’ai l’impression d’avoir été témoin d’une scène très personnelle. » avouai-je.

Pauline m’observa avec une grande curiosité, bien qu’elle mourait d’en savoir plus, elle se contint devant mon air grave. Après avoir jeté un coup d’oeil à ma montre, nous entrâmes en silence dans la classe de M. Lecomte.

***

« Tu as encore dessiné quelque chose de non ordinaire » me souffla Thomas en passant son bras autour de mes épaules d’une manière nonchalante.

Je lui souris et me dégageai adroitement de sa prise. Devant mon attitude, il leva les mains en l’air comme si il était innocent. Je connaissais Thomas depuis la première année. Je l’avais rencontré dans le jardin qui faisait face à l’école lors d’un devoir à propos de la nature. Nous avions facilement sympathisé et étions devenus très vite amis. Nous sommes sortis cinq mois ensemble et nous nous sommes séparés en très bons termes. Nous sommes à présent de très bons amis et partageons parfois des verres.

« Vous voulez aller boire un café ? proposa innocemment Pauline. Nous n’avons plus cours ce matin et j’ai bien besoin de me réveiller.

— Suivez-moi, j’ai découvert un nouveau café proche de l’école. Le décor y est reposant et l’une des serveuses est pas mal ! » annonça-t-il ingénument.

Je jetai un regard à Pauline qui soupira devant l’excitation de notre ami. Il fallait bien l'avouer, Thomas ne se privait jamais de nous faire remarquer son penchant pour les jolies filles. Puisque la découverte d’un nouveau lieu me plaisait pas mal, je les suivai donc sans hésiter.

***

Nous entrâmes dans un petit lieu cosy où la verdure festoyait en grandes pompes. Le cadre calme et peu peuplé de ce lieu nous enchantait et nous prîmes place assez rapidement à une des tables qui bordaient les grandes baies vitrées. Curieuse, j’observai l’espace du fond qui avait été aménagé en une petite bibliothèque. Les livres étaient rangés selon l’auteur et je me demandai s’ils n’étaient que décoration ou si on pouvait les parcourir. Comme pour répondre à ma question, un homme, venant tout juste d’entrer dans le café, s’avança vers l’étagère et se saisit d’un des livres. Il sortit un livre de son sac et le plaça dans l’étagère et alla s’asseoir à une table éloignée de la nôtre.

« Vous pouvez prendre un livre et en déposer un si vous voulez. » annonça calmement une voix de femme.

Je me retournai en direction de la voix et quelle ne fut pas ma surprise quand je la reconnus. C’était la femme du cimetière que j’avais aperçue la veille. Elle portait un tablier blanc par dessus ses vêtements et tenait dans ses mains un carnet et un stylo.

« Si j’ai bien compris, n’importe qui peut prendre un livre de la bibliothèque et en déposer un de son choix ? C’est un échange. J’aime ce concept. » avouai-je sans retenue, les yeux illuminés.

Devant tant d'innocence, la femme explosa de rire et entre deux larmes nota notre commande. Elle repartit au comptoir et commença majestueusement à préparer nos boissons. Étrangement, je ne pus détacher mes yeux de ses faits et gestes car son visage indifférent de la veille me laissait encore perplexe. Ce n’était pas qu’elle ne pouvait pas exprimer les émotions, car aujourd’hui elle affichait un merveilleux sourire, mais plutôt que la mort de son père ne l’avait pas autant traumatisée que sa mère. Assez perspicace à propos des émotions, je ne pouvais certainement pas me tromper. Les conversations de mes amis me firent quitter ma rêverie et je me dépêchai de finir ma tasse avant que nous quittâmes le café.

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