Chapitre 1 : Oreille blanche dans terre noire
Ils avaient fait un trou et s’étaient relayés. La terre était froide, dure, la pioche s’activait lourdement, régulièrement. Elle était partie cueillir quelques branches de romarin, des feuilles de laurier, ses jambes mouillées par l’eau persistante sur les herbes hautes. Il abattait la pioche comme on abat ses dernières cartes les jours de misère, il tapait au fond du trou, tombait sur une pierre, le choc serpentait jusqu’à ses lombaires douloureuses. Il mordait ses joues, ne disait rien, elle avait fait le plus gros du travail pendant qu’il pleurnichait dans leur lit. Son crâne le faisait souffrir depuis des jours. Le manque de sommeil, l’alcool de cerise trop sucré lui revenait quelquefois en rot acide, Mon Chéri vinaigré. La lumière du mois de janvier était pale, triste, maussade. Ou peut-être était-ce son âme qui voilait ses yeux rougis d’un filtre pale, triste, maussade. Il l’appela pour lui dire que c’était bon maintenant, le trou était assez profond. C’était une bonne idée qu’elle avait eue de le faire à l’endroit des plants de cannabis qu’il avait planté au printemps dernier. La petite chatte blanche aimait s’y réfugier, profiter de l’ombre, elle s’y couchait et pouvait y passer des après-midis entiers. Ils s’étreignirent un instant. Elle n’arrêtait pas de pleurer. Il la sentait frissonner dans ses bras, alors il tenta de faire le mec solide, le mec robuste, celui sur qui on pourrait doucement s’étioler.
Il alla chercher le petit panier dans la maison à l’intérieur duquel reposait la petite chatte blanche qu’ils avaient enveloppée dans un gilet en fausse fourrure rouge. Elle lui demanda s’il était sûr. Il avait la gorge nouée, le corps était maintenant raide et mou à la fois. Il secoua la tête sans répondre. Elle cria. De grands cris, de grands pleurs pendant qu’il déposait la petite chatte blanche au fond du trou. Elle mit à côté sa petite gamelle rouge, un fer à cheval rouillé, des branches de romarins, des feuilles de laurier. Puis rapidement, ils recouvrirent le trou – un instant il n’y eut qu’un bout d’oreille blanche surnageant dans la terre noire. Tassèrent. Elle planta du laurier encore, et du romarin, encore, sur la tombe, pendant que lui alignait des bogues de châtaignes sur la terre meuble pour repousser les charognards. Il sentit le guignolet à nouveau, essayer de remonter son œsophage, la lassitude le gagnait. Ses bras mous. Ses jambes moles. Sa tête mole mais douloureuse. Ses lombaires esquintées.
Et ils peuvent bien aller se faire enculer. Y a quand même des mecs qui ont pondu une loi stipulant que vous n’êtes autorisés à enterrer votre animal de compagnie sur le terrain dont vous êtes propriétaire si et seulement si le poids de ce dernier n’excède pas quarante kilogrammes, la sépulture devant en outre se situer à plus de trente-cinq mètres de toute habitation ou point d’eau. Y a quand même des mecs qui passent leur temps à déblatérer pendant des heures pour établir le juste poids et la juste distance. Je veux dire, t’imagines un peu la scène ? Et t’imagines un peu les objections ? Parce qu’à jouer au con, y en a forcément un qui a du dû se dire : quarante kilogrammes d’accord mais si l’animal a fait l’objet d’une amputation ? Très juste mon cher. Très juste. Il conviendrait alors de clarifier si l’amputation a eu lieu pré ou post mortem. Très juste mon cher. Très juste. Il serait tellement simple alors de découper copain bovin en petits fagots de trente-neuf kilogrammes disséminés en autant de sépultures que de fagots, bien évidemment à trente-cinq mètres de distance au moins du lieu d’habitation… Mais très cher monsieur, vous soulevez un lièvre, qu’en est-il de la distance entre les sépultures ?... – Rumeurs dans l’assemblée. Nous suspendons la séance, allons casser la croute, nous nous retrouvons dans une heure trente. Et ainsi, tu les imagines qui se lèvent, chacun sept mille deux cent trente-neuf euros et quatre-vingt-onze cents brut par mois, pour aller bouffer leur œuf mollet, tu les imagines parce qu’ils sont quand même cinq-cents soixante-dix-sept, faire la queue à la cantine, et poursuivre la discussion, en se grattant le front et en se tapant dans la brioche, et en se léchant les babines. A se poser des questions compliquées et à imaginer des réponses qui le seraient d’autant plus. Et cinq-cents soixante-dix-sept multiplié par sept mille deux cent trente-neuf euros et quatre-vingt-onze cents brut par mois…
Et comme il calculait, elle lui demanda sèchement de fermer sa gueule. Il obéit. Et sentit une immense vague de chagrin débouler dans sa gorge, mêlé au guignolet, il se mit à pleurer en silence. Elle. La petite chatte blanche. C’était la plus gentille. Ooh oui. La plus gentille de toutes. Il sentit à ses pieds, le gros chat tigré qui se frottait et qui miaula comme pour le ramener à la raison. Le gros tigré c’était le fils de la petite chatte blanche. Elle s’accroupît pour le prendre dans ses bras mais gros tigré n’avait pas trop envie. Il fit quand même le minimum : un petit coup de tête au menton, un ronronnement faible, puis sauta des bras pour se poster à mi-distance de la maison (moins de trente-cinq mètres), il miaula plus fermement. Tout ce qui l’intéressait présentement, gros tigré, c’était bouffer.
Des jours de fatigue. Des jours d’épuisement. Des jours qu’il ne distingue plus vraiment le pourquoi du comment. Comme il va pour sortir les poubelles, ses chaussures trainent sur le sol, comme s’il s’agissait de patins d’appartement, il se souvient oui, il se souvient de ces morceaux de feutre déposés à l’entrée des pièces du haut chez la grand-mère, on posait ses pieds dessus, et on glissait sur le carrelage impeccablement moucheté. Ça l’amusait beaucoup, avec les cousins cousines, ça glissait. Morceaux de feutre à carreaux, blouse de la grand-mère, nostalgie des moineaux. Tu te rappelles dis ? Tu te rappelles ?... De qui de quoi. Ruminer les vieilleries, c’est dangereux se disait-il souvent. Ça vous fait changer de chemise, changer de chaussures, de chaussettes, de patins, ça vous fait irrémédiablement glisser, comme sur des carreaux lustrés, glisser vers l’horizon de la quarantaine, l’horizon des vieux cons, du c’était mieux avant. Mais tout est mensonger dans un cerveau ramolli, il le savait, il le savait. La mémoire sélectionne pour rendre le passé supportable, ne reste que les pères Noël faussaires, les parties de pêches sans ligne qui s’emmêle, l’odeur des crêpes mais pas les brûlures. C’était mieux pourtant. C’était Raz el hanout, la petite chatte noire à cravate blanche. Plus farouche que la blanche qu’ils venaient d’enterrer, elle passait son temps sur le balcon de l’appartement, à tenter d’attraper les pigeons boiteux du sixième arrondissement. Il était en colonie de vacances quand elle s’est fait percuter par la voiture du facteur, mais il ne le sût qu’en rentrant. La mère avait voulu le protéger, le laisser profiter des vacances avec les copains. Il lui en avait voulu profondément. Il faut qu’il fouille au lointain pour se souvenir du déchirement, cette première crevasse dans la cage thoracique. Raz el hanout passait ses vacances chez la grand-mère quand la voiture du facteur l’avait tapé au petit matin, corps sans vie que la mémé avait ramassé puis enterré au fond du jardin. Pendant des nuits, la fin des vacances d’été, il se réveillait en silence et pleurait pleurait en se demandant quand donc cesserait cette douleur, ce gouffre à l’intérieur, et impossible à présent de se souvenir quand la chose était devenue supportable.
La petite chatte noire, la petite chatte blanche. La lumière du mois de janvier fait des écailles dans ses yeux, à l’endroit où perlent des larmes idiotes. Comme tout le monde, n’est-ce pas, il pleure pour un chat, pour la fourrure l’innocence et la tendresse. Comme il conduit la bagnole trop vite et imprudemment, il écrase un centième mégot dans le cendrier, et se dit qu’il pourrait glisser, la voiture verser sur le côté, comme avec les patins de la grand-mère. Avant il voulait changer le cours des choses, avant oui. A présent il se restreint à les supporter.
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