Oreille blanche dans terre noire II
Le cul sur les pierres froides de la terrasse, son téléphone portable clignotait, lui essayait de l’ignorer, mais il n’y arrivait jamais réellement. Depuis cette sombre histoire de confinement, de vaccins, de masque, de pandémie, de laisser passer, il regardait avec amusement les hommes se déchirer. Tout le monde avait une opinion, et tout le monde vous sommait d’indiquer la vôtre, chacun cherchant à semer sa petite graine dans le cerveau de l’autre. Ce que l’autre pense devenait crucial, vital. On s’affichait, on cherchait à savoir qui il nous restait possible de fréquenter. Sur Tinder le petit certificat de la vaccination avait eu l’effet de Moïse traversant la mer Rouge : on ne trempe plus son biscuit qu’avec ceux de son bord. On sélectionne. On ne pourra bientôt plus se mélanger. Le prosélytisme ça l’a toujours profondément perturbé. Religions, régimes alimentaire, partis politique, cause animale, cause climatique. L’impression que celui qui pense avec conviction se fait à présent un devoir que sa conviction devienne générale. Sinon c’était dangereux. L’autre était dangereux. Pas le corps fait de chair et d’os, mais le système de pensée. Autre pensée que la sienne était devenue une menace. Il détestait ça. Angora aussi détestait ça. Angora était pure. C’est ainsi. Il jalousait parfois sa pureté. Il chérissait surtout le goût de sa sueur, des années après leur première rencontre, cette odeur ronde et presque sucrée.
Sur son téléphone : la notification d’un nouveau tweet présidentiel. Depuis quelque temps il réagissait quelque fois à la diatribe de l’Elysée, ce n’était pas le seul compte auquel il était abonné, mais c’était bien l’un des seul où il se permettait de réagir, son opinion noyée dans un flot de commentaires. Parfois des gens likaient. Trouvaient ses mots certainement bien sentis et plein d’esprit. Il n’utilisait pourtant le réseau social qu’en tant qu’observateur. Un peu plus bas sur l’écran, un message du boulot. Ça lui fit un peu un haut le cœur, guignolet, petit chat blanc, on retombe abruptement les pieds les mains dans la merde.
Salut ça va
Un message. Bref et concis. Il avait l’habitude. Genre de message qui a dû couter à son auteur. Chaque lettre était lourde, chaque petit morceau, fragment. Il imagine la main qui tremble, il imagine un message plus long cent fois réécrit puis effacé. Il se demande si lui aurait eu le courage de faire la même chose. Adolescent. Non. Sûr que non. Il ne l’aurait pas fait. Il repense au gamin qu’il était : inhibé, les lèvres constamment gercées, des épluchures de mandarine dans les poches qu’il pressait grattait, pressait grattait, pour se donner une certaine contenance. Il aimait l’odeur que ça laissait sur les ongles. Il attendait à l’angle d’une rue, son sac trop lourd lui sciait les épaules, il attendait une ombre connue, un copain. Encore aujourd’hui : ça lui fout la chiale et ça lui fout la gerbe. Il ne s’aimait pas et repenser à cette enfance solitaire lui fiche le bourdon. Aucune compassion pour ce petit morveux. Pourtant, n’importe quel licencié en psychologie pourrait lui objecter qu’il lui faudra faire la paix avec son enfant intérieur. Bande d’idiots.
Il se secoue la tête, essaye de chasser les souvenirs qui tentent d’entrer par la fenêtre entrouverte, et il se dit que merde de merde, il n’a pas enregistré le numéro. Il se dit aussitôt qu’il est en repos pour deux jours encore et qu’il est préférable de mettre tout ça dans un coin. Les mains qui tremblent, les enfants cabossés, les enfants qui s’enfoncent dans la nuit sans personne à qui parler. Décidément, son humeur est dégueulasse. Noire comme le charbon. Il réagit à un message de @BFMTV :
Retraites : EM appelle à « dénoncer les tentatives de blocage du pays »
Satisfait il balance sur la twittosphère : Ah ! « Dénoncer » nous y voilà…
@VIRGEETVIERG like direct et s’abonne à son compte et lui propose en mp de pas faire le timide et de venir discuter avec elle et ses copines célibs et coquines qui habitent St Félicien 07410. Incroyable toutes ces filles célibs qui habitent à même pas cinq minutes de chez lui. Des seins gros et brillants, lèvres boursouflées, elles s’ennuient terriblement. Mais que viennent-elles foutre par ici ?... Il se dit qu’il a faim et qu’il est l’heure de manger mais en rentrant dans la baraque, ni fumet ni bruit de cuisson. Angora n’est pas là. Partie voire une copine ou faire des courses ou quelque chose d’autre qu’elle lui a certainement dit mais qu’il n’a pas écouté. Victor croque dans un saucisson noisette, regarde par la baie vitrée les montagnes comme un trait fin et inégal sur la ligne d’horizon. Il se demande qui ça peut-être. Ce numéro qu’il n’a pas enregistré. Croque à nouveau dans le saucisson noisette. Il passe en revue des visages d’adolescent qu’il a pu rencontrer récemment, des visages pour un numéro. Il se dit que c’était peut-être la jeune fille au regard triste et à la peau très pâle, lèvres très fines, un éclat sur une incisive supérieure à l’endroit où son père avait dû frapper il y a bien longtemps. Il se dit que cette jeune fille était trop adaptée et polie pour envoyer un message aussi bref et familier. Alors ça pourrait être ce jeune collégien au visage carré et déformé à l’arrière, les yeux très bleus, un peu espiègle, il avait pris une feuille A4 dans ses mains l’avait mise en boule entre ses poings crispés : c’est comme quand on froisse, après on veut remettre à plat, mais ça reste les plis, on veut remettre tout propre mais les plis ça reste. Cette métaphore du jeune garçon l’avait marqué, il parlait de ce beau-père dont sa mère était incapable de se séparer et qui avait pris l’habitude de l’humilier à longueur de journée. Il se dit que c’était peut-être lui. Mais il ne se souvient pas lui avoir laissé son numéro. Il pense à cette jeune fille aussi, collégienne encore. Haut potentiel, défoncée du matin au soir, elle allait fêter ses treize ans en Teknival. Dans la petite pièce du collège Marie Currie où il recevait les collégiens, il se souvient comme elle se rependait dans le fauteuil en mousse rouge en énumérant les produits qu’elle envisageait d’expérimenter, et comme il lui faisait part de son inquiétude, elle avait éclaté de rire : Parce que tu crois que j’en ai quelque chose à foutre ? Tu crois que je vais me rajouter ça dans ma liste des choses à penser ? L’inquiétude de Mr Duplessis ? C’est pas ce que tu m’avais vendu non ? Le deal c’était que je dis ce que je veux et tu juges pas… Toi tu juges pas. Libre arbitre mes couilles ! Alors il lui avait souri, elle avait raison. Il pense à la gamine : Renarde quel drôle de prénom. Il l’imagine sur le bord de sa fenêtre, ce refuge qu’elle lui avait plusieurs fois décrit : Fumer des pétards et regarder la lune moi j’connais pas mieux…
Lui non plus à vrai dire. Angora absente, il se roula un petit joint. En pensant à la petite chatte blanche. En pensant à Renarde. En se disant que merde : un jour de repos il ne faut pas penser à tout ça. THE VOIDZ, l’autre groupe de Julian Casablancas se mit à vibrer sur le tourne-disque. Il monta le son, monta le son, tira sur le joint, et monta le son encore. Mais il pensait encore à Renarde sur son bord de fenêtre. Tira sur le joint, monta le son au maximum, les murs vibraient, tira sur le joint encore. S’affala sur le canapé, trop chargé, fumé trop vite, la tête lui tournait, un haut le cœur le guignolet. S’assoupît, des cendres sous le cou, s’assoupît avec l’image d’une oreille blanche dans la terre noire.
Il se réveilla dans le canapé complètement frigorifié. Pas de lumière. Il se frotta les yeux, mit quelques secondes à se repérer, la nuit était tombée. Quelle heure pouvait-il être. Plus de braise dans le poêle. Angora toujours pas là ? Plus de bois dans la petite caisse. Il mit une veste, des chaussures à l’arrache. Sa tête en coton, son haleine l’indisposait. Il fut surpris de s’enfoncer. La neige était tombée d’un coup, fortement. Ses chaussures en toile légère disparaissaient complètement dans la poudreuse, ses orteils se comprimaient, se chevauchaient, il fit les quelques mètres qui le séparait de l’abris à bois à moitié à l’aveugle, éclairé par un quartier de lune descendant. Que pouvait donc faire Angora ?... Il remonta quelques buches, prenant soin de mettre ses pieds dans les trous qu’il venait de laisser. Manqua de se casser la gueule en glissant, ses orteils se dépliant douloureusement pour reprendre son équilibre. Il relança le poêle. Le thermostat indiquait une température de quatorze degrés. Fini l’opulence, de toutes façons, la pompe à chaleur était en pane depuis des siècles. Il l’avait fait réparer quatre fois. Quatre fois cela leur avait couté entre deux cents et cinq cents euros. Quatre fois ça avait tenu quelques semaines puis en panne et il fallait à chaque fois changer une petite pièce qui mettait des semaines à arriver. On lui assurait que ça allait tenir maintenant, que c’était de l’horlogerie, une mécanique de précision qu’il fallait bien ajuster au début mais après ça marchait du tonnerre. Tonnerre mon cul. Collé au poêle, il regrettait le chauffage au fioul, cette odeur écœurante et pourtant rassurante. Il se les pelait ferme. Et Angora n’était pas là. Il envoya un message.
Que fait tu
Lu. Il attendait une réponse. Mais pas de réponse. Un instant les petits points de suspension indiquant qu’Angora rédigeait quelque chose. Et puis non. Plus de points de suspension et pas de réponse non plus. Il envoya un autre message.
Tu es ou ?
A nouveau les petits points de suspension. Et puis à nouveau rien. De nouveau les points. Et de nouveau : Rien. Un vent de panique lui remonta le long de la colonne vertébrale. Il essaya de se rassurer. Certainement le réseau. Le réseau est toujours mauvais par ici. Certainement elle ne peut pas rentrer à cause de la neige. Oui. C’est sûr. Les petites routes devaient être impraticables. Ou peut-être elle était coincée. Dans la neige. Il imaginait la voiture qui avait versée sur le côté. Et Angora perdue, sous un mince quartier de lune, perdue, la neige lui fouettant les joues. Elle se repère si mal. Son sens de l’orientation n’avait jamais été sa qualité première. Il tenta d’appeler. La sonnerie retentit une fois, puis la messagerie vocale. Le réseau n’était pas en cause. Elle lui avait simplement raccroché au nez. Il envoya.
Tu m’raccroches au nez ?
Pas de réponse. Pas même la petite notification lui indiquant que son message avait été lu. Il n’aimait pas ça. Et il lui en voulut immédiatement. Parce qu’elle savait très bien qu’il gérait difficilement les pauses, les hypothèses de rupture, ou toute sorte d’état d’âme au sujet de leur couple. Il se roula un autre joint. Fit chauffer de l’eau dans laquelle il plongea Yum-Yum Crevette Spicy Green Curry. Pressa sur la petite pochette en plastique blanc, pour faire sortir le jus d’ail graisseux. Il tira sur le joint en attendant les nouilles. S’en voulut de ne s’être lavé préalablement les mains, son cône avait des tâches de graisse à la base, et l’herbe un curieux goût d’ail fermenté.
Et la nuit s’étira longuement. A chaque bruit, il espérait le son de la voiture d’Angora. Il s’endormait et se réveillait sur le canapé, la bouche sèche. Il se débattait toujours avec la couverture et les plis du canapé pour retrouver de quoi fumer. Et se rendait compte à quel point fumer ne lui faisait aucun bien dès lors que son cerveau s’imbibait d’inquiétudes. Il regardait des mecs qui s’acharnaient à coup de marteau piqueur dans une galerie souterraine soutenue par de vacillantes poutres en bois. Parfois les mecs hurlaient de joie : Y a d’la couleur Y a d’la couleur !!! Alors on les voyait à quatre pattes chercher de minuscules morceaux de pierres brillantes, et ils étaient heureux, ils avaient trouvé de l’opale Crystal. Mais le plus souvent, les mecs avaient des soucis mécaniques et rafistolaient des moteurs d’excavatrice et des pompes à eau, et ils pleuraient de fatigue et de découragement, mais parfois le moteur remarchait miraculeusement et tous sautaient sur place en buvant des bières ou du soda.
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