Oreille blanche dans terre noire III

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Et du vendredi on passe au samedi. Lui, était répandu dans son canapé. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas autant fumé, cela faisait oui, bien longtemps, qu’Angora n’était pas partie pour le laisser seul dans sa tanière, lui l’oreille dans la terre. Il émergea, à nouveau, réveillé par le froid, la télé continuait à déverser son flot de conneries. Il s’approcha de la baie vitré, la neige était bien là et merde aussi, puisque les pneus de sa voiture étaient lisses comme des limaces. Il devrait rallumer le feu, réchauffer la tanière. Mais seul à quoi bon. Il fallait qu’il bouge. Oui. Qu’il bouge quelque part. Qu’il bouge pour arrêter de penser.

Il sortit, non sans difficulté la voiture de l’allée. Zigzagua, tapa le portail et patina. L’air qui sortait de sa bouche formait des volutes qui s’écrasaient contre le parebrise qui semblait ne jamais complètement dégeler. Trois degrés en dessous de zéro indiquait le tableau de bord. A vingt kilomètres heures, on a le temps de se dire ce qu’on veut faire, tout lui paraissait peu réel. Un drôle de rêve. Angora partie, avait-elle pensé à emporter des cols roulés ?... Il prît la route pour Tournon. Il allait faire quelques courses, du tabac, peut-être prendre un café, peut-être marcher doucement le long des quais, marcher doucement oui ne serait pas une mauvaise idée. Marcher à petit pas, en relevant le col de son blouson, doucement à tout petit pas. Comme on apprivoise une certaine idée de la vieillesse.

Il échoua au Bistingo. Prit un café. Il y avait du monde dans le bistrot. Des jeunes, des vieux, tous ravis de se retrouver, certains avaient sortis les boots et les combinaisons de skis, les petits chiens avaient mis leur mentaux écossais – ça lui rappela son enfance lyonnaise sixième arrondissement. Il aimait voir ce mouvement. Il restait seul à sa table, n’avait aucune envie de se mêler aux conversations dont les bribes qu’il entendait le fatiguait d’avance. La neige, les retraites, le prix de l’essence, les cochons truffiers et les sangliers. Il restait seul, mais bien. A sa table. A sa place. Il regardait les gens, les quais. Regardait toujours régulièrement son portable, désespérément silencieux. Son œil happé par l’écran immense lui faisant face : C STAR, le TOP. Il ressentait ses os comme creusés : par les courbatures, la fatigue, le guignolet, la fumée de cannabis. Comme si à l’intérieur c’était creux. Comme un père Noël en chocolat premier prix. Tout vide à l’intérieur. Tout vide comme ce bougre de Calogero qui s’est dit Tiens il faut que je parle du puissant sentiment d’être français. Dans son beau manteau, le soleil lui lèche la peau et il regarde l’horizon très sérieusement en secouant la tête sur une mélodie débile. Il y a quelques personnalités publiques qui polarisent ainsi tout ce que lui déteste. Les Calogero / Nicolas Bedos / Bruel / Hanouna, chaque année ils empirent, chaque année, ils poussent le bouchon un peu plus loin. Comme si la caricature de la veille n’était pas suffisante : on croit qu’on ne peut pas faire pire. Et si. Ils y arrivent. Il suffit qu’ils vieillissent. Et c’en serait presque dommage qu’ils crèvent puisque chacun à leur façon, lui fait du bien. En songeant au gouffre qui les séparent. C’est très manichéen tout ça. Et ils vieillissent, coincés dans un tableau qu’ils ont eux-mêmes peints, bloqués dans leur costume. Comme ce Polnareff ridé et mégalo s’écroulant sur son piano, chantant les mêmes chansons, avec les mêmes perruques, les mêmes lunettes. Et peut-être que derrière c’est même pas Polnareff. Juste un vieux gars qui a répondu à une annonce. Une perruque, des lunettes, qui pour vérifier ?

Le monde est bleu comme un orange. Pourquoi cette phrase dans la tête. Peut-être à cause de l’odeur de mandarine : une petite fille à une table voisine suçote des quartiers que sa mère lui a préparé. Le monde est bleu comme une orange. Il ne lit plus de poésie depuis des siècles. Et Calogero qui pue la merde et qui marche sur la plage. Le bistrot est bondé, tout le monde s’est dit : Il neige ?... Mais bien sûr le Bistingo ! Des groupes WhattsApp avaient dû fleurir à l’aube :

- T’as Vu

- Koi

- Y neige

- Retrouvons nous au Bistingo

Et à quoi bon ce cynisme puisque lui-même a fait vingt virgule deux kilomètres pour poser son cul dans ce bar jouxtant la poste et les quais. Il retourne à son téléphone pour constater qu’Angora ne lui répond toujours pas et retombe sur l’autre message, celui du boulot.

Salut ça va

Il répond.

Qui est-ce je n’ai pas enregistré le numéro

Quelques secondes. Les points de suspension.

Y a bon ici. Ecaille de poissons. Livraison +20 %

Ah bah merde. Ça il ne l’avait pas anticipé. Comment son téléphone professionnel s’était retrouvé dans le répertoire d’un dealer ?... Il se gratte la tête et se mord les joues. Une jeune fille le regarde à la table des petits quartiers de mandarine. Il la reconnaît, lui sourît : Jenny. Rencontrée trois fois dans la petite pièce avec les canapés rouge du collège Marie Currie. La jeune fille sourît timidement puis se détourne, retourne à sa table, avec sa petite sœur et les quartiers de mandarine à moitié mâché et qui reposent maintenant dans une sous-tasse à côté d’un café.

Son boulot... Oui. Il le déteste autant qu’il l’aime. Le problème c’est ce sentiment que ça ne s’arrête jamais. Dans la tête. Il aimerait qu’on lui installe un robinet de vidange pour déverser toutes les souffrances que les jeunes lui ont confié. Dans les collèges et lycées de Tournon sur Rhones 07300, sa mission consiste à la mise en place de permanences d’écoute. Si un jeune souhaite parler, lui est là pour l’écouter. Pas nécessaire que les parents soient au courant, lui est soumis au secret, il ne dévoile rien de ce qui se dit. Jenny était donc venu le voir pour parler de son petit copain au début. Puis du petit copain, ils avaient dérivé vers son papa avec qui elle était fâchée et qui lui manquait beaucoup. Puis ils avaient parler de sa maman que Jenny lui avait décrite comme méchante et incapable de la comprendre. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, Jenny avait raconté le jour où sa mère l’avait surprise en train de fumer. Elle l’avait prise par les cheveux, trainée jusqu’à sa chambre, jusqu’à la cachette où la jeune fille avait glissé un paquet de cigarette, il en restait trois. Toujours lui tirant les cheveux pour relever sa tête en arrière, maman lui avait fait ouvrir la bouche, et elle lui avait fait bouffer les trois cigarettes, une par une, avec le filtre rien à foutre. Elle lui avait fait mâcher puis avaler. Pour lui faire passer l’envie. Et comme Jenny décrivait la scène, il voyait qu’elle cherchait dans ses yeux où se situait la justice et la normalité. Jenny disait : je l’ai bien mérité. Et quoi dire à ça ?... Hein ?... Quoi dire ? Parce qu’il n’est pas là pour juger. Ni l’enfant, ni le parent. Alors lui s’en était sorti par une pirouette : Tu as encore envie de fumer ?... Ah non ! avait répondu Jenny.

Et devant ses yeux, par ce joli samedi froid et enneigé, il y avait toute la famille. Beau-père, demi sœur, et la mère qu’il ne voyait que de dos. Et il aimerait voir son visage. Lui parler. Mais ce ne sont pas les règles qu’ils se sont fixés avec Jenny. Il n’a pas à intervenir. C’est sa vie. Son histoire. Mais quand même. Alors il se lève et va au comptoir, commande une bière, reste au comptoir, la mousse blanche sur les lèvres. Il voit la gueule de la mère de Jenny. Il boit sa bière et la regarde. Qu’est-ce qu’il cherche ?... Il se répète qu’il est en repos, qu’il ne faut pas penser au boulot. Mais faut penser à quoi alors ?... Il torche sa bière, et s’en va, se dit qu’il serait bon de marcher sur les quais comme il l’avait initialement prévu. Alors il traine un peu, zone autour des quais qui puent la pisse. Il a froid. Faire des courses, acheter du tabac, et sûrement qu’Angora sera rentrée. Oui.

En passant devant la poste, un petit groupe tapageur – bières et chiens - l’interpella : avait-il une petite pièce, ouais, une petite pièce qui traîne au fond de ses poches. Non. Il n’avait pas de petites pièces. Le salaud. Le radin. Il haussa les épaules sans culpabilité, plongeant ses yeux dans les yeux vitreux d’un grand type trop légèrement vêtu mais que l’alcool avait certainement prémunis de toute sensation de froid. Il mit ses écouteurs bien profonds dans son conduit auditif. Bien profonds les premiers accords d’Ain’t Talkin’ et c’est bien tout ce qu’il reste. Marcher. Ne plus parler. Marcher. Ne plus parler. Il se dit à quoi bon. A quoi bon écouter, avancer, manger, parler. Il faut marcher oui bien sûr. Toujours marcher. Mais pour aller où. D’un point à l’autre du quai. Pour retourner à la bagnole, il repasse près du groupe. Il s’imagine parmi eux. Demain. Après-demain. Un jour.

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