Anna gribouille des courriels. Elle copie les brouillons de Cacharel pendant que se réunit le gros des troupes. Au début, elles l'ont invitée. Depuis, elles l'ignorent. Le refus est odieux à celle qui demande. Anna tape sur son clavier les yeux dans l'écran, la tête au loin. Elle a des inspirations d’évaporation, des soupirs de séparations.

Elle écoute de son bocal le pas du troupeau qui disparaît en cancaneries derrière les portes de l'ascenseur. Elle les imagine écrasées en fond de cabine après une rupture de câble. Tailleurs gris emmêlés, crispations rouges mélangées.

"Qui est celle-ci ? C'est la même que la précédente et la jumelle de la suivante ! "

Elle s'imagine pompier pendant que le noir remplit le blanc de son message. Du rouge, du noir et de l'argent. Le casque en guise d'insigne, le brillant à l'honneur. Elle sauverait les presque-morts, redonnerait la foi aux suicidaires suspendus à une corniche trente mètres au-dessus du bitume. Elle écume des mêmes rêves qui l'ont poussée vers médecine. Urgences d'angines, souffrances d'otites, quotidien de microbes. Pompier pour chat coincé, ça la botte moins. Anna fonctionne à l'extraordinaire, elle s'étouffe à l'ordinaire. Elle se sait condamnée. Il faudra se sacrifier au tailleur gris, aux gosses et à l'union. Mais pour l'instant elle ne peut pas se résigner. Elle guette le miracle, la transcendance qui l'extirpera de cet enfer.
Elle n’aime que le fêlé, le disparate. Il y a du voyage dans le différent, de la surprise au fond du décati. Elle possède un vrai don pour les retirer des profondeurs. Elle leur offre sa beauté et ils brillent. C’est son pouvoir. Jacqueline sourit, les autres grisent. Anna révèle. C’est son excuse.

"Je ne pourrais pas déjeuner avec toi. Le directeur souhaite me voir.

C'est Jacqueline. Elle déborde du cadre de la porte avec un sourire niais plein d'inquiétudes et d'effroi.

Anna sourit. Elle a le roux joyeux et la bile noire. Jacqueline ne voit que l'extérieur. Jacqueline est un fond sur lequel elle irradie. Anna aime bien Jacqueline.

- Une promotion.

- Avec les rumeurs de crise, je ne crois pas.

- Laisse les rumeurs aux poules.

Anna se lève de son fauteuil en réajustant sa robe légère. Elle défroisse les plis que sa position d'assujettie a organisés dans son dos.

- Comment fais-tu pour ne pas porter de culotte ? pouffe Jacqueline rouge pivoine.
Anna rit.

- Pour eux... contre elles. Contre eux... pour moi.

- Tu es trop libre pour rester dans ce bureau. Tu y perdrais tes ailes.

- La liberté n'a pas de territoire. Je serais contrainte n'importe où.

Jacqueline la serre dans ses bras. Elle sue la peur, elle s'accroche au mirage d'Anna.

- Allez ouste, va manger".

Dans la rue, les cravates s'affolent, les costumes se tortillent. Le rouge incendie leurs prunelles. Sa robe vole, ses jambes fusent. Elle distribue du fantasme, ils chuchotent des sarcasmes. Anna patiente plateau en main. Ils la reluquent la bouche bavant en dedans, les lèvres grimaçant la fille facile. Ils chuchotent en grappe, reluquent par dessous, gloussent de concert bien rangés auprès des femmes bien peignées. Les résignées la calomnient de dos, leurs yeux inquiets plantés dans ceux de leur interlocuteur.

Anna plaisante avec l'Antillais, celui qui sert aux anciens colons des desserts alambiqués. Ils évoquent des langueurs de lagons, des bonheurs de corail. Elle perturbe la file, elle crée des attentes insupportables, des remous de pressés. Anna s'excuse auprès d'Alain de l'impolitesse des Parisiens. Il l'invite à danser ce soir des airs de son île, des rythmes libres. Elle accepte coquine outrecuidant les Martine et les Sandrine. Elle s'en va déjeuner seule sur une table isolée des mandibules qui éructent autant d'inepties que de postillons.

Elle les oublie dans un livre, "le seigneur des porcheries".