Chapitre 2 : La solution au problème
Des semaines avaient passé depuis notre arrivée. Chaque jour était une lutte, pas seulement pour survivre, mais pour maintenir ce semblant de cohésion que les officiers s’efforçaient de marteler dans nos crânes. La Cohorte avait sa propre manière de vous rendre insensible, de vous forcer à accepter que la faim, la fatigue et la crasse faisaient partie intégrante de la vie. On marchait sans fin, des kilomètres de terre aride et stérile sous nos pieds, un ciel bas sur nos têtes. La poussière collait à nos bottes, et chaque pas nous rapprochait un peu plus de ce fameux « îlot de terre fertile » qu’on nous avait promis. La bouffe était encore suffisante, mais ils la rationnaient comme si c’était un test. Voir jusqu’où on pouvait crever la dalle avant de craquer. Un petit jeu sadique, pour s’assurer qu’on était bien formaté.
Je m’étais résigné à suivre le mouvement, à jouer ce rôle de soldat que l’on m’avait forcé à endosser. Après tout, la vie civile et sédentaire n’était pas moins absurde que cette vie-là. C’était peut-être même pire, parce qu’au moins ici, la violence était honnête, directe. Pas de faux-semblants, pas de sourires hypocrites. Juste le brut et le réel. Le seul but que je m’étais fixé, c’était de traverser ce cirque avec le moins de souffrance possible, et si l’occasion se présentait de m’enfuir, je n’hésiterais pas une seconde. L’honneur, la loyauté, toutes ces conneries qu’on essaie de vous vendre avec des beaux discours ? Non merci. Des illusions pour les naïfs. Et moi, je n’avais jamais été naïf. Par contre j’avais faim.
─ Tiens Armand, il faut que tu manges.
Élise, Fleur de Lys. Un surnom aussi déplacé que sa naïveté. Je la regardai avec un soupçon d’agacement. Une fleur dans le désert, c’est juste un truc qui crève vite. Elle me tendait ces immondices gigotantes comme si elle offrait un festin.
─ Encore ces saloperies ? Des asticots, sérieux ? J’imagine qu’on est censé dire merci pour ce grand banquet. Je peux plus me les voir ces insectes, comment on est censé s’habituer à ça ?
Je lâchai un soupir. J’avais beau faire le difficile, j’ai fini par les attraper, ces asticots, avant de les foutres au fond de ma bouche. Une protéine, c’est une protéine. Puis ça, on risquait pas d’en manquer. Avec toutes ces mouches autour des aurochs on était bon pour en bouffer à toutes les sauces. Autant s’y accommoder maintenant.
─ C’est pas si mal, hasarda-t-elle avec un sourire gêné.
─ Ouais, si on aime bouffer des cadavres en miniature.
─ Goutes ça l’ami. Une ombre discrète s’était faufilée derrière moi sans que je le remarque, avant de me souffler ces mots à l'oreille. Là d’où je viens c’est presque un met de luxe.
─ Bon sang Aiden, me file pas une frousse pareil ! J’ai failli m’étouffer !
─ Tué par des insectes, ça fait une belle mort. dit-il sans aucune forme d’émotion.
─ Une belle fin, ouai. Glorieusement terrassé par des larves. T’as mieux ?
─ Je sais pas, peut-être en faisant un truc dingue, un truc héroïque. Pourquoi pas en sauvant quelqu’un ? lâcha-t-il d’une voix fatiguée.
─ Héroïque ? Sauver quelqu’un ? T’as bu trop de lait fermenté toi.
Aiden ricana silencieusement, trop lassé pour rire vraiment, mais l’intention était là.
─ Je te taquine l’ami. Tiens. Il sortit une poignée d’insectes de son sac et les balança vers moi.
─ Encore ? T’es sérieux ? Si j’avais su que la Cohorte servait des asticots à volonté j’aurais signé plus tôt.
Comme si j’avais eu ce privilège.
─ T’inquiètes donc pas. Ils sont séchés. Des jours que je les ai mis sur le chariot, tu vas voir c’est… Meilleur. Enfin croquant pour sûr, meilleur… Peut-être.
Aiden avait vécu dans un village extrêmement pauvre, la survie au quotidien. Se nourrir ou mourir. Je n’avais ni le cœur à refuser, ni l’envie de lui manquer de respect.
─ J’espère que ton talent de cuistot, lui, est meilleur que ton humour.
Je les croquais avec une grimace. Bon sang que c’était sec, et ce bruit, ça craquait dans tous les sens. Après, il fallait l’admettre : c’était bien mieux comme ça.
─ Alors, conquis par la nouvelle cuisine ?
─ Tu les as laissé sécher combien de jours ? dis-je en mâchant.
─ Quelques jours.
─ Sur le chariot ?
─ Ouai. Perce les d’un trou avant. Après t’as plus qu’à attendre.
─ Je note, je note. Peut-être que j’ouvrirai une taverne à la fin de tout ça.
La fin de tout ça, hein ? Voilà que je me mettais à avoir de stupides rêves d'espoir, comme s'il pouvait y avoir un après à tout ce merdier dans lequel je me trouvais.
Je crois que je ne le déteste pas ce type. Il est simple, réaliste et débrouillard. Moi ça me va.
C’est dans cette ambiance d’usure qu’on nous a balancé l’annonce d’un baptême du feu. Ils appelaient ça « Inkilada », dompter la bête. Moi, j’appelais ça « un plan foireux ». Les vétérans, eux, ricanaient. Ils savaient que ça allait être tout un spectacle. Voir des bleus comme nous essayer de choper des Aurochs sauvages, ça les faisait marrer. Déjà qu’on chie dans nos bottes quand on marche à côté des leurs, alors attraper ces colosses en pleine nature ? Une idée de génie.
Le capitaine s’était pointé avec son air toujours aussi imperturbable, comme si tout ça n’était qu’une formalité.
« Vous allez par binômes. Votre objectif : capturer des Aurochs. C’est une tradition. Prouvez nous que vous êtes pas totalement inutile. »
Capturer ces choses ? Facile à dire pour lui, planqué derrière ses ordres. Nous, on devait se jeter dans la gueule du loup, enfin, sur les cornes du buffle en l'occurence, avec rien d’autre que quelques semaines de formation. Et même ça, ça sentait l’arnaque.
Puis, comme ci ça allait nous transcender de motivation, ce foutu Arban lâcha :
« Pensez-y, Auroch c'est meilleure bouffe et monture. »
Je pensais alors : « Plus de foutus asticots ? » voilà de quoi reconsidérer mon investissement.
Je jetais un coup d’œil autour de moi. Certains blêmissaient, d’autres tentaient de cacher leur trouille derrière des sourires forcés. Le gamin à peine sorti de l’adolescence, avait l’air de vouloir disparaître dans le sol. Il était pâle comme un linge. Ces créatures pouvaient t’écraser sans même s’en rendre compte, et lui… Il savait pas encore où il avait mis les pieds.
Puis, y’avait Kamil. Lui, il paraissait presque soulagé. Il avait grandi dans une région où ces animaux étaient courants. Pour lui, c’était une formalité. Il m’a lancé un regard, un demi-sourire sur le visage, comme s’il savait déjà qu’il s’en sortirait mieux que nous. Peut-être qu’il se disait que la nature ne pouvait pas être plus cruelle que la Cohorte. Il avait tort.
Isadora, elle, restait aussi impassible que d’habitude. Pas une trace d’émotion sur son visage. Si elle avait peur, elle ne le montrait pas. En fait, elle avait l’air presque impatiente, comme si elle voyait là une occasion de prouver qu’elle était au-dessus du lot. Et à vrai dire, peut-être qu’elle l’était.
Skjaldor, mon binôme, observait la scène sans dire un mot. Lui, il avait rien à prouver. Vieux briscard, usé par trop de batailles. Son regard en disait long. Il avait survécu à plus d’horreurs que je n’oserais jamais imaginer. Ce genre de gars, tu lui fais confiance instinctivement, même si tu sais jamais ce qu’il mijote vraiment.
Le vieil Arban continuait ses explications :
« Vous devrez les attraper ensemble, en utilisant ce qu’on vous a appris. Ce n’est pas qu’une question de force. Il faut être malin, savoir se coordonner. Ceux qui échoueront… » Il a laissé la menace en suspens. Pas besoin d’en dire plus. Ici, échouer, ça voulait dire disparaître.
Les murmures se transformèrent en silence lourd. Les vétérans nous observaient, juges muets de nos capacités. La menace des Aurochs sauvages planait déjà sur nous. Ces titans étaient deux fois plus grands qu’un homme. Leurs cornes pouvaient transpercer un corps sans effort, et leur peau épaisse les rendait presque invulnérables aux armes conventionnelles. Pas d’arcs, pas de lances ou de lames. Rien de tout ça n’aurait été efficace contre ces créatures.
On nous avait appris des techniques pour les approcher, pour les calmer et les capturer, mais entre la théorie et la pratique, il y avait un gouffre. Kamil et d’autres comme lui étaient peut-être à l’aise avec ces bêtes, mais pour des gars comme moi, Aiden, ou l’autre gamin et la petite Fleur, c’était un cauchemar. On avait beau nous dire que c’était une épreuve de cohésion, je savais qu’une fois sur le terrain, ça allait devenir chacun pour soi.
« Filets, cordes, et appâts », disait Skjaldor en inspectant l’équipement qu’on nous avait donné. Chaque binôme avait reçu une panoplie d’outils rudimentaires mais supposés efficaces. Le filet, tissé serré avec des nœuds solides, devait être lancé sur le dos de la bête une fois qu’elle était suffisamment désorientée. Les cordes, longues et épaisses, étaient faites de cuir tressé, assez robustes et capables de résister à la force brute des colosses. Elles étaient doublées de métal à certains endroits, pour éviter qu’elles ne se rompent sous la tension, et à d’autres il y avait des clochettes. Ces lanières étaient attachées à des piquets qu’on devait enfoncer rapidement dans le sol pour immobiliser l’animal. Et enfin, les appâts : de la viande séchée, supposée attirer les plus curieux ou les plus téméraires.
« L’idée, c’est pas de les combattre, mais de les déboussoler », nous avait-on martelé pendant l’entraînement. « Faut jouer avec leurs sens. Les clochettes ça les paume. On les harcèle, on les fait courir, et une fois qu’ils sont trop confus pour se défendre, on les piège. »
On devait viser les pattes, les enchevêtrer pour les ralentir et finalement les renverser. À deux, on devait lancer les lanières en même temps, coordonner nos mouvements pour que la créature se retrouve entravée avant qu’elle ne puisse charger. Le danger, c’était toujours la charge. Si elle paniquait avant qu’on ait pu bien l’enrouler dans nos filets, c’était terminé.
La Fleur de Lys passa près de moi en ajustant ses affaires. Elle me lança un sourire en coin.
─ Alors, Armand, t’es prêt ?
Son sourire prévenant m’énervait.
─ Prêt à me faire piétiner ? Ouais, je crois que je suis au top.
Elle força un ricanement. Un son sec, désagréable.
─ T’en fais pas, tout se passera bien.
─ Ouai je m’en fais pas, ça fait jamais mal très longtemps. De se faire piétiner.
L’air était lourd, presque irrespirable. Mes poumons me brûlaient, chaque souffle était rendu pénible, chaque geste un effort supplémentaire. On nous avait emmenés dans une vallée large, bordée par des collines arides. La végétation y était rare, mais quelques arbres tordus et buissons épineux parsemaient le paysage. C’était là que les Aurochs rôdaient. Ils paissaient tranquillement, mais prêts à charger au moindre signe de menace.
L’endroit n’avait rien de fertile, malgré ce qu’on nous avait promis. C’était un désert masqué par des illusions. Les seules formes de vie dignes de ce nom étaient ces créatures massives. Nous étions une tripoté de recrue, chacun par binômes, à attendre dans le silence. Nous observions les bêtes à quelques centaines de mètres. Le vent sifflait doucement, soulevant des tourbillons de poussière. Mais plus que tout, c'était ce poids dans l'air, cette tension palpable avant que tout explose.
Aiden était à mes côtés. Il tremblait presque.
─ Elles sont… Si grandes, murmura-t-il. Ses yeux étaient rivés sur un Auroch en particulier, un mastodonte à la peau grise, cicatrisée, avec des cornes qui semblaient sculptées dans la pierre.
Je ne pouvais pas lui en vouloir. Même moi, avec mon cynisme habituel, je ne pouvais m’empêcher de sentir cette boule au ventre grandir. Mais ici, dans la Cohorte, la peur n’était jamais un argument valable. On vivait ou on mourait, mais la peur, elle, n’avait pas de place.
─ Garde ça en tête, gamin, répondis Skjaldor à Aiden. Si t’as l’impression qu’elles sont plus grandes, c’est que t’as encore l’espoir de les mesurer.
Le balafré mystérieux, lui, observait le terrain. Ses yeux balayaient les collines comme s’il cherchait une faiblesse, un angle d’attaque.
─ Il y a une petite dépression là-bas, dit-il en désignant une zone un peu plus basse.
─ Et ? Qu’est-ce que ça change pour nous ? demanda l’adolescent dont je n’arrivais jamais à me rappeler le nom.
─ Si on peut les faire descendre jusque-là, on aura l’avantage. Moins d’espace pour qu’elles chargent, lui répondit Isadora avec un regard qui puait l’assurance.
Ils avaient raison, bien sûr. Skjaldor parlait peu mais parlait bien et Isa avait démontré qu’elle n’était pas la dernière en matière de stratégie et de connaissances. Mais savoir où les piéger ne faisait qu’une partie du travail. Le plus dur resterait de les capturer, et de ne pas se faire écraser au passage.
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