La fée des bars fait des siennes
- Jacques, est-ce que tu crois à la réincarnation ?
Le Père Fouettard venait de garer le camion en face du hangar, le matériel était rangé. Il rejoignait le patron pour prendre un café.
- Bien sûr ! Regarde, si tu es bien sage dans cette vie, mon Fouettard, tu seras quelque chose de mieux une prochaine fois. Tiens, Père Noël par exemple !
- Et toi, tu seras quoi ?
- Et bien... Je ne sais pas, moi... Hé !... Mais... C'est mes affaires privées ! Après tout nom-de-Dzeu ! De moi à ma conscience !
Qu'est-ce qu'il lui voulait le Fouettard ? Il ne lui avait rien demandé !
Pourtant, Jacques dût bien se rendre à l'évidence. S'il y avait, peut-être, une vie après la mort, il n'y avait pas, semblait-il, de vie après le Père Noël. Au delà, il n'y avait qu'une bouillasse grummeleuse, dans laquelle il pataugeait.
- Tu peux pas ressortir ta grenouille, là ?
- Ha ! Désolé Jacques, ces bêtes là se stressent vite. Je viens de la remettre dans sa petite maison.
Stressée, stressée... Elle avait pas l'air bien stressée la rainette ! Pas pressée de grimper au bocal ! Pas le moindre coâ-coâ. Nada. Fouettard maintenant était reparti. Il venait de penser au dîner de sa grenouille, il lui fallait absolument acheter un mixer.
- Il parait qu'elles adorent les coktails d'asticot, avec un zeste de libellule, pour le goût et la couleur. C'est délicat, surtout à l'adolescence. C'est parfois un peu agité.
Agité, agité... Pas agité du bocal, hein ?
Jacques regarda le fond de sa tasse à café, espérant y voir quelque chose. C'était bien la première fois que ça lui arrivait, le noir, le doute, l'absence complète d'une vision claire de la situation telle qu'elle était, et de ce qu'il convenait de faire.
Pourtant, pour s'adapter aux circonstances, anticiper et réagir au quart de tour, il était un Fu Manchu paranoïaque, véritable Ninja de la parade, aussi précis qu'un Karateka aux prises avec une guèpe coincée dans son kimono.
Les gamins du genre « Moi j’y crois plus monsieur ! », il les repérait dès qu’ils ouvraient la bouche et par une sorte de pressentiment, les deux yeux fermés et le troisième bien ouvert, il voyait les vibrations du doute sonner la charge trépidante, irriguant les terminaisons nerveuses d'ondelettes scrupuleuses, narquoises, sournoises.
- Et alors, Père Noël, tu fais comment pour distribuer autant de jouets ? Et ta barbe c’est une vraie ?
Un truc comme ça, ça le pinçait au plexus. Il se lissait alors la barbe d’un air sage et entendu, en un geste de protection instinctif de sa dignité en polyéthylène. Sentant venir l’attaque, il plissait les yeux, regardait l'importun, et répondait d’un ton patelin,
- Mais oui mon petit ! J’ai beaucoup de lutins qui travaillent pour moi, au Pôle Nord, sans relâche, jour et nuit et toute l’année !
Aujourd’hui, aux établissements Renault, ça s’était mal passé. Il était tombé sur le fils du délégué syndical de la ligne de Mise en Peinture.
- Tu devrais pas exploiter les Lutins, Père Noël. Mon papa il dit que c’est des pourris d’exploiteurs qui font ça. Dis, Père Noël, est-ce que tu es un exploiteur ? Tu les exploites comment les Lutins ?
- Mais non mon petit ! Et puis tu sais, il y a maintenant des robots, beaucoup de robots dans mes ateliers ! Tout fonctionne tout seul !
- Mon papa, ydit que la classe ouvrière elle est en danger, parce que les capitalistes yzen ont marre des ouvriers, et qu’ils les remplacent par des machins.
- Ha, Ha ! Mais non mon grand, il faudra toujours contrôler que tout se passe bien…
Le débat sur la transformation progressive de la classe ouvrière en agents de contrôle du Capital avait tourné court, le moufton ayant trouvé beaucoup plus drôle de vérifier la véritable nature de la dignité du Père Noël. Mais, Ha ha ! Le Père Noël veillait au grain. Depuis de longues minutes, il lissait sa barbe frénétiquement, prêt à s’opposer à tout attentat.
Il s’en était bien tiré. Comme toujours, avait-il pensé. Mais là, ce n’étaient pas les enfants qui le préoccupaient. C’était lui, Jacques Pelot, Père Noël de profession moins enthousiaste qu’il y a dix ans, époque bénie où, avec des amis, il montait sa société, la « Bonheur Limited », entreprise du spectacle aujourd’hui reconnue et prospère.
C’est certain, il lui fallait prendre des vacances, du recul, changer d’air ! Mais ce n’était pas le moment, vraiment pas le moment. Pour un Père Noël de profession, la période des fêtes était vraiment chargée.
Il y avait bien ces contrats, juteux, sur la Côte d’Azur, mais ils venaient d'être annulés. La tuile, 20% du chiffre annuel, parti en fumée ! Et il n'avait encore rien dit à son équipe, qu’il appelait avec affectation, et un brin de dérision, les Lutins.
C’est là, dans ce moment de vague à l’âme propice à la venue de l’improbable, qu’il vit un journal, ouvert comme par hasard à la bonne page, sur un coin de table.
La fée des bars devait bien se marrer, culotte grasse posée sur le comptoir, rimmel abimé et clope au bec.
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