Afa'iau Wagner, Perles en Gros
- Prendre dix ans pour trois balles, ce serait bête !
Jacques Pelot enlevait son bonnet face au miroir, dans sa chambre, à l’hôpital Odile Dubéret.
Il scruta longuement sa figure dont il connaissait chaque ride, chaque misère, celles d'un Père Noël à l'ancienne, au crâne dégarni, un Père Noël de plus alllait-il se dire...
- Un parmi tant d'autres...
... quand son visage, jusqu'alors figé, commença à s’arrondir, à s’illuminer à mesure qu’une idée cheminait en lui.
Dans la glace, par dessus son épaule, il venait d’apercevoir le collier de fleur de son voisin de chambre, un homme d’affaire de Papeete. Qu’avaient dit les gentilles infirmières ?
« Haou, Route Territoriale ! Dangereux... C’est pas joli joli… Coma, tshhh…. Un collier de fleurs y ‘en a pour lui ! » « Afa’iau Wagner, représentant de commerce de perles en gros » « Tu sais que mon cousin il était là-bas ? Le 4x4 il a explosé sur le bord de la route, y’avait des perles partout ! » « Fallait pas boire la Hinano… » « Bon, ben on va ranger ses habits… »
- Jacques, du haut de ta géniale modestie, je t’admire. Déclara Jacques Pelot, pas peu fier de lui. Le Père Noël avait eu une idée. Et même deux.
Quelques heures plus tard, se présentait à la réception de l’Aurora un représentant de commerce tahitien légèrement bedonnant, du nom de Afa’iau Wagner, qui avait manqué son avion pour Fidji et pestait contre tous les diables d’avoir à rester si loin de sa petite maman.
Le plus dur avait été de convaincre le Père Fouettard.
- Mais Pierrot, puisque je te dis que c’est pour trois jours seulement !
- Non, Jacques. Père Noël, c’est juste pour te remplacer de temps en temps, c’est le plan B, quoi, c’est quelques heures le temps que tu te remettes. Mais là, il est où le plan B ?
- Ecoutes Père Fouettard, le B c’est pour tous les B de la terre, avec dedans Bordel de dieu, et là, c’est le Bordel, avec un grand B !
- Oui mais trois jours…
- Trois jours où tu es le Père Noël, à toi tout seul, toute mon organisation est là pour te servir, tu claques des doigts et hop ! Tout le monde t’applaudit, tu es aimé, adulé, on crie, on s’extasie…
- Bon…
- Je vois que tu deviens raisonnable…
Les Lutins étaient partis s’occuper du matériel, et Jacques recevait le Père Fouettard dans l'appartement à l'hôtel Aurora, pour une session de travail ultrasecrète.
- Mais je n’ai pas tout compris…
- C’est simple, on reprend. Pendant trois jours tu es le Père Noël à temps plein, et moi, pendant ce temps, je suis déguisé, incognito, comme tu peux le voir.
- Mais tu n’es pas déguisé, Jacques !
- Tu ne comprends décidemment rien ! Tout le monde ici me connaît sous l’habit du Père Noël, mais sans mon habit, c’est comme si j’étais déguisé ! La couverture idéale !
- Bon, d’accord, ta couverture, c’est d’être toi. Chemise aouwhaiienne, lunettes de soleil, calvitie, petit bedon rondouillet…
- Voilà, oui c’est ça, c’est tout moi, mais en tahitien !
- Et pour l’enquête ?
- Et bien, j’ai deux armes fatales, et une troisième, que je garde secrète. La première, c’est moi, Afa’iau Wagner, espion sous ma chemise aouwhaiienne. Et la deuxième, c’est ça !
Jacques Pelot venait de sortir de sa grande valise, avec un sourire extatique, une veste en cuir mou, à tel point que le Père Fouettard se demanda, un moment, si son ami Jacques n’avait pas comme son frère, perdu la tête. Mais non, il était sérieux. L’idée que cela n’était pas incompatible, et que l’on pouvait être à la fois sérieux et fou, traversa rapidement son esprit, mais Jacques reprit aussitôt,
- C’est une veste identique que porte l’inspecteur Lechat ! Une veste en cuir mou. J’ai les mêmes souliers usés. Le plus dur, ç’a été de trouver un produit qui rende le cheveu gras. C’est très peu demandé, un marché restreint. Mais j’ai finalement trouvé.
- Ça ne marchera jamais !
- Tu vas voir !
Jacques entra dans la salle de bain, pour en ressortir une minute après.
- Inspecteur Lechat, vous êtes en état d’arrestation !
- Déconnes pas, tu m’as fait peur ! C’est pas dieu possible, c’est toi Jacquot ?
- Qui d’autre ?
- Ben dit donc… Tu n’as pas peur que ce soit une usurpation d’uniforme ?
- On dirait un modèle déposé, je te l’accorde. Mais non. J’ai vérifié. D’ailleurs, Lechat non plus, il est pas déposé, sauf pour la lessive, et tout le monde à le droit de se prendre pour de la lessive.
- Donc ?
- Donc, tu es le Père Noël, et tout le monde pense que c’est moi. Moi, je suis tantôt Wagner, représentant de commerce de perles en gros, tantôt l’inspecteur Lechat.
- Et l’inspecteur Lechat ?
- Chez sa mère, un endroit très loin que les gens du coin appellent la brousse, et où il n’y a même pas de réseau. Il a passé une demi-heure à me parler de sa maman, du pic Kilebo où il allait courir le cerf dans sa jeunesse, de la vallée de Petcha, qui est si belle après la pluie, et où sa maman a une petite maison. il revient le 26 décembre.
- J’ai tout compris !
- A la bonne heure !
- Mais y'a encore un problème Jacques...
- Ha bon ? C'est quoi ?
- La grenouille. Je t'ai rien dit, parce que tu serais fâché, mais voilà, je l'ai emmenée avec moi... Bien cachée... Je me suis documenté, tu sais ? Je l'ai mise en état d'hibernation, sous température contrôlée, pour le transport... dans un bon litre de vase imbibée d'oxygène... Non-non ! C'était pas une barquette de paëlla... Beaucoup de grains de riz, on aurait dit ? Oui-oui, j'ai parsemé la vase d'asticots, comme ça si elle se réveillait, la pauvre ! Toute seule en soute, elle pourrait casser la croûte... Hein ? Comment j'ai fait pour passer la douane et les contrôles sanitaires ?
Jacques n'en revenait pas, il avait amené la grenouille !
- Dis, je veux bien faire le Père Noël, mais j'fais pas confiance aux autres, rapport à la grenouille. Je suis persuadé que tu sauras bien t'en occuper... Elle est au frigo.
Le Père Fouettard était reparti, bombardé Père Noël full time, heureux d’avoir résolu son petit problème. Et si, en plus, il pouvait aider les vrais amis...
- Et comment que je vais m'en occuper de sa grenouille !
Jacques hésitait. Il avait bien envie d'aller rendre une petite visite de courtoisie à la barquette de paëlla planquée dans le freezer. Mais la perspective de tomber, en premier lieu, sur une bande d'asticots, l'avait bien vite retenu. Et puis, il y avait plus urgent.
- Chaque chose en son temps !
La vengeance, comme la grenouille, est un plat qui se mange froid.
"Mon bon Jacques, si tu conjectures bien, les malfrats qui t’ont mis trois balles dans le paletot vont tirer un constat d’échec de leur action, du fait que je continue, selon les apparences, à faire le Père Noël. De deux choses l’une, soit la cible principale était le directeur de l’hôtel Aurora, et je n’étais là que pour porter le chapeau, ayant eu le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Soit, je suis la cible principale, et là, ils vont recommencer. Mon arme fatale ultime, la troisième, inconnue de tous y compris de lui-même, c’est le Père Fouettard déguisé en Père Noël, le leurre parfait. Il n’y aura qu’à attendre, tapi dans l’ombre..."
Quelques temps plus tard, le Père fouettard déguisé en Père Noël sortait de l’Aurora. Il partait à pied et fier de sa personne pour une prestation de tout repos à deux pas de l’hôtel, rajustant son bonnet à pompon et saluant de sa main gantée de blanc les touristes et les enfants. Deux personnes l’observaient. Peu après, un homme poussant une brouette remplie de cocos, ainsi qu’une femme blonde aux cheveux enlacés de guirlandes bleu et argent, le suivaient.
Quant à Jacques Pelot, alias Afa’iau Wagner, représentant de commerce tahitien spécialisé dans la perle en gros, il descendait dans le hall de réception de l’hôtel avec la ferme intention de découvrir la vérité.
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