Salop !
Chez Madame Lechat, dans la vallée de Petcha, le téléphone venait de sonner.
- Salop ! Salop !
- Calmez-vous Monsieur Pelot…
- Lechat, vous êtes un salop ! Depuis le début, vous saviez que je n’étais pas coupable. Lemêtrier a été assassiné d’un coup de bombe à cafard, pas d’un coup de revolver !
- Un gros coup de bombe à cafard, Monsieur Pelot. Vous avouerez que 175 grammes de produit hautement toxique, c’est dur à avaler… Mais nous parlerons de cela une autre fois, cher Monsieur, le repas est servi et ma mère n’aime pas attendre.
- Et les trois balles de revolver dans la poche, hein ? Les trois balles ?
- Trois balles pour Lemêtrier, trois balles pour vous ! Un point en commun avec le mort…
- Et déjà un de trop ! Je ne tiens pas du tout à en avoir un autre !
- Comme je vous comprends…
- Manipulateur !
- A ce propos ! On m’a laissé entendre que vous vous surpassiez dans votre mission de Père Noël ! Vous avez enchanté aujourd’hui plus de la moitié des bambins de notre belle cité ! Mes compliments, vous récupérez vite…
Merde ! Lechat savait-il qu’il avait un leurre, le Père Fouettard déguisé en Père Noël, et qu’il était devenu Afa’iau Wagner, représentant tahitien de perles en gros ?
- Les hôtels de notre ville sont pris d’assaut paraît-il. Ces perturbations du trafic aérien, vous savez ? On ne maîtrise pas tout, Monsieur Pelot, on ne maîtrise pas tout… Enfin, espérons que Tanna et son volcan terminent d’ici peu leur grosse colère, et que toutes ces cendres, qui alourdissent le beau ciel de notre Océan, retombent peu à peu.
Je vous envie Monsieur Pelot, moi qui suis relégué dans ma lointaine thébaïde, d’avoir l’occasion pendant ces trois jours de côtoyer toutes les Nations de la terre, échouées sur nos côtes. Tous ces Japonais, Néo-Zélandais, Australiens, Coréens, Chinois, Wallisiens, Tahitiens…
Jacques Pelot préféra éluder rapidement.
- Saviez-vous que Lemêtrier était fan de Dada ?
- Oui, il avait une propriété à Houarou, il adorait les chevaux. Vous le saviez ?
- Non, l’autre Dada ! Breton, Picabia, Tzara, Aragon, le Mouvement Dada ! La poésie surréaliste au début du XXe siècle. Il écrivait des poèmes.
- C’est très étonnant, un homme comme lui, sérieux, qui ne s’intéressait qu’aux chevaux…
Je vais vous lire un poème, on dirait que c’est choisi exprès pour vous : « Même étant fier, il était zéro. Vous, ou un sournois d’espaces sonores calfeutrés, auriez fait avec rage des songes. »
- Curieux… Cet homme aurait-il eu des prémonitions au sujet de nos relations ? Pensez-vous qu’il parlait de moi ? Je vous sens tendu, Monsieur Pelot. Je vous assure, je ne l’ai connu que mort.
- Vous ne ratez rien.
- C’est perfide.
- C’est que vous êtes un maître en la matière, Lechat. Parler avec vous révèle mon côté obscur.
- C’est mon métier Pelot… C’est mon métier. Mais je dois vous quitter. Ma mère a préparé du gigot d’agneau aux haricots, et je déteste manger froid, je digère mal.
- Pas autant que moi. Vous savez, j’ai beaucoup pensé à vous en regardant ce poème Dada.
- Ha oui ? Vous aussi vous faites du Dada ?
- Vous ne croyez pas si bien dire ! Lisons les premières lettres de tous les mots, si vous le voulez bien : Même Etant Fier, Il Etait Zéro. Vous, Ou Un Sournois D’Espaces Sonores Calfeutrés, Auriez Fait Avec Rage Des Songes. »
- M.E.F.I.E.Z.V.O.U.S.D.E.S.C.A.F.A.R.D.S….
- Méfiez-vous des cafards ! C’est idiot, je comprends qu’un directeur d’hôtel n’aime pas les cafards, mais de là à l’écrire en code sous une poésie Dada ! Il était un peu dérangé le bonhomme…
- Pelot, vous avez du génie !
- Peut-être, mais alors un génie méconnu ! Y compris de moi-même. Je n’y comprends rien, il écrit ça, et il meurt peu après d’un coup de bombe Cafard-Net ! C’est louche !
- C’est très clair, au contraire. C’est signé. Les Cafards, comme ils se dénomment eux-mêmes, sont les frères de la Côte des temps modernes, puissants et richissimes, peu scrupuleux. Ils mettent nos entreprises, nos institutions, nos familles, sous leur emprise. Leur code éthique est très strict. Entraide, secret absolu. Malheur aux traîtres, Monsieur Pelot, malheur aux traîtres.
- C’est réjouissant…
- Oui. J’ai pensé que le Père Noël serait plus qualifié que moi. Aussi, je me suis retiré du monde ici à Petcha, sous le pic Kilebo. Ma mère se fait vieille, vous savez. D’ailleurs, je vais devoir vous laisser. Je crains que maintenant le gigot ne soit complètement froid.
- Encore un mot, Lechat. Pourquoi les trois balles dans la poche ?
- Un simple avertissement, Monsieur Pelot, un simple avertissement. C’est la tradition des Cafards, lorsque quelque chose ne leur plaît pas. Vous pouvez le comprendre, et corriger votre attitude. Dans ce cas il ne vous arrivera rien ! Mais si vous ne comprenez pas, ou si vous vous entêtez, alors…
- Je réclame la protection de la police !
- Enfin, Monsieur Pelot, le Père Noël a-t-il besoin de nous ?
- C’est que je ne comprends pas !
- En effet. J’ai donc pensé que vous seriez extrêmement motivé pour découvrir la vérité. La motivation, c’est le secret, Monsieur Pelot. C’est le secret. Au revoir. Clic. Bip-bip-bip…
Lechat avait raccroché. Il n’allait pas s’en sortir comme ça.
- Le salop !
L’inspecteur Lechat reprit place à la table familiale, sur le deck à l’avant de la maison.
- Ce n’était rien, maman, c’était, tu sais, ce gars qui vient de Paris, et qui fait le Père Noël.
- Mais comment ça se fait qu’on ne trouve pas de Père Noël chez nous ?
- Noël, c’est une fois dans l’année, peut-être qu’on n’en trouve pas assez en même temps… Il faut importer.
- J’espère qu’y a des quotas.
- Pas sûr.
Lechat reposa sa fourchette, regardant la vallée ensoleillée. Il y avait des choses qu’il ne comprenait pas. Il avait beau avoir l’habitude, c’était à chaque fois pareil. Lorsqu’il avait affaire à quelqu’un d’extérieur, l’impression lui venait de voir un martien, un vénusien, un extra-terrestre qui parlerait une langue que l’on comprendrait dans les grandes lignes, mais dont le sens échapperait.
- Et si en plus cet étranger est déguisé en Père Noël…
- Tu disais, mon Bibi ?
- Rien maman. Il y a juste, des fois, je ne devrais pas juger.
Le matin, descendant au village, il avait croisé de curieux touristes. Des motards avec des vestes en cuir, en Harley Davidson, remontaient la vallée. Ça faisait un bruit terrible dans toute la vallée de Petcha. - Ils vont se recevoir un caillou, à Saint Gabriel, avait-il pensé...
En voyant leur teint pâle, leur air renfrogné ou soucieux, la moustache blonde qu’ils avaient tous bien fournie et tombante, une impression d’étrangeté l’avait saisi.
Lechat se regarda dans le rétroviseur. Et si c’était lui qui était différent ?
Se voir, contempler ses joues mal rasées, ses beaux cheveux plaqués sur un front que sa maman embrassait depuis l’enfance, le rassura. Il était tout à fait normal.
Mais ce qui était inquiétant, c’est que ces étrangers ressemblaient aux hommes qui, il y a trente années, là-haut, tout en haut de la vallée, avaient dérobé le Masque.
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