- Connaissez-vous l’Antarctie, Monsieur Pelot ? Ses montagnes, ses banquises ?

Jacques Pelot, alias le Père Noël, nageait en charmante compagnie, bien calé dans une bouée excessivement confortable. Au loin, on voyait la mer, l’horizon. Tout était bleu autour de la piscine, à l’exception du cocktail qu’il portait à ses lèvres, de couleur rose diaphane, avec des notes oranges, et un léger goût acidulé.

Ha ! Oui. Il y avait aussi ce gros type rougeaud et fébrile, qui venait de poser la question, habillé en pop-star à paillettes, grosse moumoute frisottée au naturel, et qui se disait général…

- Vaguement, général. J'ai entendu parler de l'Antarctie, et cela tient en peu de mots !

Dans les années 1960, lassés par la confrontation croissante des Blocs, un groupe idéaliste issu des meilleures Universités, regroupant toutes les spécialités des sciences physiques à la sociologie, conçut un projet : ils allaient trouver un endroit bien tranquille, puis renouveler la civilisation, loin, très loin à l’abri des chamailleries politiques. Le continent Antarctique eut leurs faveurs. Certes, le climat y était extrême. Mais en dehors de quelques stations scientifiques, il n’y avait rigoureusement personne !

On considère aujourd’hui ces communautés hippies, habillées en tenues folkloriques datant des années 1970, comme une sympathique curiosité…

Cette remarque piqua au vif son interlocuteur, qui finit pas s’agripper à la margelle, manches tombantes, pilosités dressées d'indignation menaçante.

- Vous n’y êtes pas du tout, Monsieur Pelot ! Vous décrivez là une réalité ancienne ! L’Antarctie, aujourd'hui, est le secret politique le mieux gardé du siècle qui vient ! Il y a quatre mois, nous avons proclamé un contrôle lourdement armé de la zone Antarctique, et nous avons enjoint nos homologues étrangers de ne pas venir nous titiller... Croyez-moi, personne n’a contesté notre décision ! Qui en a parlé ? Personne. Que savez-vous de nous ? Nos habits ne sont pas les vôtres, notre nourriture est différente. Pour cela on nous méprise. On nous ignore. Or, nous avons réalisé nos buts. Nous avons fondé une culture. Une société nouvelle. Une Doctrine fondée en Logique Pure ! Tout a été repensé. L’Antarcte est né, dérivé de l’Esperanto et d’une trentaine d’autres langues. Puis, des mots nouveaux, toute une poésie de nature accrétivo-séquentielle, furent inventés pour exprimer notre âme. Que savez-vous du miroitement de l’univers lorsque le ciel est sans nuage ? De l’éclat des étoiles dans la nuit sans fin ? Des ombres qui ne nous quittent pas lorsque le soleil reste immobile juste au dessus du sol ? Connaissez-vous les tempêtes, le vent qui hurle dans la pénombre ? Nos ancêtres sont arrivés Monsieur Pelot. De la première génération, beaucoup sont morts. Perdus dans la nuit, leur boussole inutile totalement désorientée par les soubresauts du champ magnétique terrestre, ou tombés dans une crevasse, lors des sorties d’exploration. Ce sont nos héros. Ils ont eu des enfants, qui eux-mêmes ont eu d’autres enfants, qui arrivent aujourd’hui à l’âge d’homme, et tout ce peuple n’a jamais connu autre chose que ce monde là. Lorsque nous quittons notre univers, nous sommes lourds, patauds, inadaptés. Il a fallu lutter, et cela nous a construit. Nous sommes devenus l’Antarctie. Un peuple fort, que l’invention des sas thermiques, puis des stubs, a protégé de la disparition complète, et qui se cache, là où la vie est possible : sous la glace ! Nous avons conquis l’épaisseur du continent. Ce que nous laissons voir à la surface est peu de chose…

Mais, je ne vous en dis pas plus ! Vous le verrez bien assez tôt !

Cette dernière remarque, venue après un si pesant aperçu des prouesses accrétivo-séquentielles de la langue Antarcte, réveilla Jacques. Pourquoi irait-il voir, bientôt, de quoi il retournait ? Il regarda la piscine, la mer au loin, les montagnes. Il était bien ici !

- Mais votre pays, l’Antarctie ! Reste fort désireux d’éloigner les curieux, ce qu’elle n’a aucun mal à faire, d’ailleurs !

- C’est une légende, monsieur Pelot ! De la propagande, fabriquée par nos ennemis ! Nous avons mis en place une politique d’ouverture, reprit-il avec une moue réprobatrice.

- Les Australs sont une fraction sournoise de notre peuple, monsieur Pelot, en révolte perpétuelle contre l’autorité du Conseil des Visionnaires. Avec l’accroissement de la population, ils ont jugé nécessaire de mettre en place d’autres institutions, d’ouvrir notre pays. La Démocratie ! Le Président a fait quelques concessions. Mais il est resté ferme sur la centralité du projet. Après une longue lutte armée, l’autonomie de la République Australe fut alors proclamée. L’Antarctie, aujourd’hui hélas, est divisée !

Jacques Pelot avait le plus grand mal à se maintenir en face de son interlocuteur. Tout cela l’intéressait beaucoup, mais Il n’était pas expert dans le pilotage des bouées. Les accoudoirs le génaient, surtout avec une seule main, l'autre étant fort occupée à siroter cet excellent breuvage, sublissimement antarcte et coloré. En fait, il tournait en rond, décrivant une trajectoire spiralée, croisant de temps en temps le généralissime Gallina, qui avait lâché la margelle, et qui malgré un entrainement intensif, n’avait que peu progressé dans la maîtrise de son véhicule.

- Notre Président a déclaré Cause Nationale la réunification de l’Antarctie et de la République Australe. Et même si cela va contre ses principes d’ordre et d’efficacité, il a mis son adversaire au défi ! Il y aura un vote. Notre Président est réaliste. Il compte sur le bon sens des Australs, qui pour beaucoup sont écœurés par les errements de cette démocratie participative et brouillonne. Il est probable que le Président Austral ait fait le même calcul, car il a accepté !

- Votre impartialité vous honore, Général.

Le général Gallina essayait, tant bien que mal, d’arrêter sa bouée pour faire face à son interlocuteur, mais ce dernier prenait visiblement un malin plaisir à cette navigation aléatoire.

- Savez-vous que vous nous devez une glorieuse chandelle, monsieur Pelot ?

Nos relais autochtones, les Cafards, règlent leurs comptes. Ils se bouffent entre eux. Les affaires lucratives doivent se faire rares… Enfin ! Ils auraient pu vous abimer, vous savez ? Au dernier moment, nous avons préféré nous passer d’eux, sans drame ni larmes, pas de blabla et tout ça, de client mécontent à fournisseur besogneux, et vous enlever nous-mêmes. Et nous avons bien fait ! Les Australs eux aussi avaient prévu de vous enlever, après le Noël de l’école des Roussettes. Nous avons pris les devants, c’est le cas de le dire. Nous leur avons envoyé un vélo vide ! Ha ha ! Mes moustaches en tremblent encore !

- Mais, général… Pourquoi tant d’attention pour ma personne. Qui suis-je, pour intéresser votre Etat, l’Antarctie ?

- Enfin, monsieur Pelot… N’avez-vous aucune conscience de ce que vous valez ? Monsieur Pelot, vous êtes l’homme qui, en une nuit, pouvez faire gagner à un Chef d’Etat cinq points de popularité ! C'est énorme ! Il y aura une très belle cérémonie de Noël à Antarctel, où notre Président apparaîtra en votre compagnie, et distribuera des cadeaux à la population antarcte. Vous voyez que nous prenons la démocratie très au sérieux monsieur Pelot. Le bourrage des urnes, l’élimination physique des opposants, c’était avant monsieur Pelot ! Aujourd’hui, il nous faut gagner les élections de manière scientifique !

Le général Gallina conclut l’entretien, ayant enfin réussi à se retrouver en face du facétieux monsieur Pelot.

- Ne voyez-vous pas le lien qui pourrait s’établir entre l’Antarctie et vous, Monsieur Pelot ? De tout ce que représente, pour la planète, le mot : Père Noël !

- Et cela sera notre coup d’éclat. Le Père Noël abandonne l’hémisphère Nord, et s’établit définitivement au Pôle Sud ! Le tout en direct à la télévision ! Ce sera une belle soirée. Comme vous avez de la chance, Monsieur Pelot.

Bientôt, vous serez dans un avion, destination le Sud, l’Antarctie !