Désillusions
24 décembre, veille de Noël. Le matin.
Antarctie.
Dans la nuit, Jacques et Lucile, accompagnés du petit Elie, avaient rejoint l’Antarctie, pays improbable venant de s’affirmer par toute une série d’actes souverains que personne n’osait contester. Un navire Antarcte les avait déposés sur une île voisine, Angato. Puis, un avion-cargo les avait acheminé vers B21, la capitale. Vu du ciel, le continent Antarctique avait quelque chose d’impressionnant. Tout le pays était couvert de glace. Tout était blanc. Tout était, pour l’éternité semblait-il, figé en dessous du zéro degré Celsius.
Dans les montagnes surplombant les glaciers, ils vont, bientôt, rencontrer le Président. Pour l’Antarctie, cet homme qui dirigeait le pays était l’Homme Rouge. L'homme, précisemment, que Elie voulait rencontrer.
Le solstice d’été permettait en cette saison un jour polaire permanent. Le soleil ne se couchait jamais, et la bonne humeur régnait à l'avant de l’habitacle, contrastant étrangement avec l'attitude réservée des passagers.
- C’est notre saison préférée ! Hurlait le pilote en se retournant, offrant à la cantonnade un sourire radieux, dents ultra-blanches, moustache bien épaisse sous ses Ray-Ban, coupe au bol agrémentée de folles mèches platinées, agitant de larges manches bouffantes à bord en dentelle.
Le petit Elie était bouche bée d'admiration. Il aimait particulièrement le pantalon pattes d'éléphants à carreaux, rose et violet.
- Il fait beau, il y a un jour sans nuit, il fait chaud ! Il sourit à nouveau, guettant l'admiration dans le regard de ses invités.
- Moins 10°C, c’est tout à fait tolérable avec un simple pull en tricot. Beaucoup en profitent pour prendre des vacances, aller à la mer, écouter les Bee Gees dans les Resorts, sur les côtes. Et puis, pour tous les Antarctes partis en mission à l’étranger parmi les Nations, c’est le retour au pays. L’Antarctie !
Ils survolèrent une zone noire et montagneuse, parsemée de cratères, dont le pic le plus élevé dominait la plaine blanche des glaciers sur des centaines de kilomètres alentours. Il s’agissait du Domaine Privé, qui plus encore que B21, la capitale administrative, était le véritable centre politique du pays. Là, sur les flancs du volcan principal, le plus grand, le plus âgé de tous, mais le moins actif de la chaîne, se préparaient les évènements du futur, les stratégies. Là, des hommes secrets, les Visionnaires - ou du moins ceux qui avaient survécu au passage des ans - murissaient de vastes projets.
Le pilote avait commencé la descente, mettant Stayin' Alive à fond la caisse dans l'avion, Elie hilare levant les bras au ciel, tous deux s'époumonnant sur la rythmique.
- Ha ha ha ! Stayin' Alive, stayin' alive... Vous savez, c'est les Bee Gees qui ont écrit notre hymne national ! Ha... vous ne saviez pas ? Curieux...
Lucile et jacques étaient attendus. Ils furent conduits à la Résidence, logés avec Elie dans un grand appartement, une suite agréable destinée aux invités. L’appartement était aux deux-tiers enterré, mais de larges fenêtres donnaient de profondes échappées sur la plaine glaciaire en contrebas, et l’on voyait en permanence la course lente du soleil à l’horizon.
L’ambiance, cependant, n’était plus celle qui avait pris forme dans l’hélicoptère - et de loin ! - lorsque deux êtres en recherche d’amour s’étaient cherchés, s’étaient trouvés, puis avaient compris que l’aventure pouvait continuer, sans blessure de l’âme.
Depuis leur arrivée, il y avait comme un blocage du sentiment, quelque chose de figé ou gelé, une impression certes, mais qui avait des conséquences.
Jacques réfléchissait. – Comment peut-on s’aimer dans tout ce blanc ? Et puis, toutes ces couleurs artificielles, c’était sinistre… Lucile, repliée en elle-même face à tant de choses nouvelles, balançait entre des sentiments conflictuels, qu’elle ne s’avouait pas. – C’est normal le premier jour… Attendons demain ! Tout ira mieux… Il fallait bien un début. Mais pourquoi celui-là ?
La nuit s'était passée côte-à-côte, tout habillés et main dans la main, dans le grand lit king-size d'une suite aux lumières tamisées de tonalités orangées, à garder les yeux ouverts. Jacques, plus que Lucile, était affecté par cette étrange maladie. Lucile, comme à son habitude, vivait d'espoir.
Au matin, devant la véranda, Jacques regardait le soleil, approchant d’un horizon qu’il n'avait fait qu’effleurer, avant de reprendre sa course. Lucile vint tout contre lui.
Il repensait à la petite annonce, au journal, qui semblait si négligemment posé sur sa table préférée, au café « Le Lampion ». Tout cela était bien étrange. Non, il ne pouvait y avoir de hasard ! L’annulation d’un super contrat sur la Côte d’Azur, puis, aux mêmes dates, une proposition aux conditions financières exceptionnelles !
- Nous allons être en retard. Dit Lucile.
- Ici ? Impossible…
Jacques avait l’impression d’être la boule de pétanque déquillée par un champion olympique de la discipline ; une bille de la roulette du casino tombant sur la bonne couleur ; la balle de golf du birdie tournant trois tours au bord du trou avant de tomber au fond, « ploc ».
Tout était prévu.
Jacques lisait le programme qu’on venait de leur donner, où le temps était minuté.
Le petit-déjeuner serait pris avec le Président. Ce dernier voulait régler quelques détails, car en début de matinée le lendemain, aurait lieu l’accueil du Père Noël, en direct à la télévision, et en retransmission mondiale. Le Président donnerait les clés du Pays au Père Noël, en retour Jacques lui donnerait les clés de la valise des codes nucléaires. Puis, après avoir annoncé l’établissement définitif du Père Noël au Pôle Sud, ainsi que l’avènement d’un nouvelle Nation sur la scène mondiale, ils partiraient tous deux en Traineau Volant, offrir des cadeaux aux habitants de l’Antarctie.
Jacques venait de lire le fascicule retraçant les Commémorations de Noël. Il laissa tomber la plaquette. L’Antarctie, outre le fait qu’elle avait aboli le sens de l’humour, s’était dotée de l’arme nucléaire.
- Voici le fin mot de l’histoire ! Le Père Noël, tout ça, c’est de l’amusette. Combien de fois a-t-il déménagé, le Père Noël ? Les Suédois, les Finnois et les Danois se le disputent. Même les américains le voient chez eux en Alaska ou au Pôle Nord. Il a même fait de la publicité, pour Coca-Cola ! Alors, pourquoi pas, en Antarctique, un Père Noël Chilien, Tahitien, ou Notanouais ! Le Père Noël est à tout le monde ! Voilà la vérité.
Il vit en songe un champignon atomique, une explosion énorme faisant fondre les glaces, brisant les glaciers, d’un seul coup. Hiroshima. Bikini, Mururoa. Antarctie ? Les trois Océans bordant le continent antactique se retrouvaient parsemés d’icebergs, qui fondraient à la vitesse des glaçons dans un whisky au Notanou. Un tsunami géant, suivi d’une élévation considérable du niveau des mers, ennoyait, dans sa vision, les mégapoles portuaires, les villes du bord de mer, les deltas.
Par la baie vitrée, il regarda les alentours.
La Résidence était immense, il le découvrait peu à peu. A vrai dire, elle comprenait plusieurs corps de bâtiments reliés par un réseau de galeries dotées de véhicules de communication rapide, que les Antarctes appelaient des stubs. L’ensemble s’étendait à la fois sur les premiers contreforts du volcan, mais aussi dans la plaine, et plus haut. Jacques imagina le réseau des galeries qui s’étendait au-delà, dans tout le pays, reliant les bases, les serres de culture, les usines. Combien étaient-ils, dans cette termitière de glace ?
Au-delà des appartements privés, on trouvait ici tout l’appareil de l’Etat, des bureaux aux cabinets ministériels, qui tels des manettes de contrôle et des écrans, permettaient de tout voir, tout comprendre, tout accomplir, aussi bien qu’à B21, voire mieux. Tout, autour d’eux, était froid, tantôt mat, tantôt brillant. Il n’y avait rien à quoi se raccrocher. Il imaginait les cohortes de factotum, probablement eux aussi chevelus, moustachus et souriants, habillés de couleurs vives, qui s'agitaient dans ces entrailles glacées. Tout fonctionnait, et il entendit un rire glacé parcourir l’immensité blanche et froide du Pays.
- La propagande de notre Etat, mon cher Pelot, est une chose extraordinaire.
Un majordome en coupe Jackson Five crépée, à débardeur numéroté, était venu les chercher, s’assurant qu’ils seraient prêts. Et, en effet, le Président arrivait, n’ayant fait attendre ses hôtes que la poignée de secondes nécessaire au marquage des préséances.
- Mon peuple pourrait-il désirer mieux ? Oui ! Vous !
Le Président était un homme de taille moyenne, mince et la peau tannée, les cheveux bien fournis, relativement âgé, mais très dynamique et d’allure ouverte, l’esprit délié. Il avait la fâcheuse manie, depuis toujours, de s’habiller en rouge malgré ses soixante-et-quinze ans passés, et cela agaçait Jacques Pelot. Cela se voyait. L’Homme Rouge, tel était son surnom. L’Homme Rouge du Pays des Neiges.
- n’y voyez aucune volonté de concurrence mon cher Pelot ! Je m’habille ainsi toute l’année, et presque depuis toujours. Même en plein été ! Mais je porte alors, comme aujourd’hui, un rouge plus léger. C’est pour ainsi dire ma marque de fabrique, mon concept.
Le petit-déjeuner était servi dans un grand salon, doté, comme leur appartement, d’une immense véranda ensoleillée donnant sur l’étendue blanche au-delà des flancs gris-bleu de la montagne. Dans un angle de la pièce, un feu de cheminée donnait une note intime, une douce chaleur, l’idée légèrement âcre d’un chez soi. Un luxe, car le bois devait être importé. Il y avait de tout sur la table, tout ce que l’on pouvait souhaiter. Jacques nota le thermomètre mural, le même, encore, que dans leur appartement. Il indiquait à la fois la température intérieure, 26°C, et la température extérieure, -32°C.
- Café ou thé, mademoiselle Lucile ? On m’a dit que vous aviez choisi d’accompagner Monsieur Pelot. Vous êtes Antarcte ! J’ai bien connu votre mère, une pionnière des Temps Premiers. Elle et moi étions de grands fans de Boney M, vous le saviez ? Mais elle s’est éloignée du Pays, à jamais croyait-on. Hier pourtant, vous, sa fille, teniez à merci le général Gallina, prenant finalement le parti des Australs. Doit-on en chercher la raison… assise à vos côtés ?
Mais il ne laissa pas à Lucile le temps de répondre.
- Vous êtes impressionnant, Monsieur Pelot. Vous me surprenez. Vous agissez comme un aimant, à l'instinct, et même ce jeune garçon, que voici, a suivi le Père Noël, sautant dans un de mes hélicoptères ! J’en suis ravi, mais aussi inquiet. Car voyez-vous, je n’aime pas les surprises. J’aime que tout fonctionne comme prévu.
- Président, permettez-moi d’avouer à mon tour, je suis surpris. N’aviez-vous pas une manière plus courtoise de m’inviter ?
- Une invitation tous frais payés ? Un contrat de prestation commerciale ? Oui, c’était une possibilité. D’ailleurs, vous l’avez fait ! En répondant à cette annonce, si diligemment portée à votre attention par mes services. Mais voyez-vous, j’attends beaucoup plus de vous.
- Une exclusivité ?
- Oui ! Bravo ! Une exclusivité. C’est bien ça. Et aussi un transfert de savoir-faire. Car voyez-vous, notre pays est certes le meilleur. Une exception dans un océan de vices, d’impondérables, de malheurs, de catastrophes. Tout est organisé, tout fonctionne. Mais il manque une chose.
- L’imprévu ?
- C’est un peu ça. Je suppose que l’on ne peut pas avoir une chose et son contraire. Sauf que vous Monsieur Pelot, vous avez un pouvoir considérable d’étonnement, d’éblouissement. Or je veux étonner mon peuple, et l’éblouir. Je veux de l’inoubliable, des fontaines jaillissantes de nouveautés !
- C’est merveilleux ! Et pour l’arme nucléaire ? Encore une utopie ?
- Ha ! Vous avez lu le programme ! Ce sera merveilleux, ça aussi. Nous sommes devenus réalistes Monsieur Pelot. Vous et moi, nous ferons au monde une révélation fracassante, une chose qu’aucun Etat, aujourd’hui, ne peut ignorer, mais que tous cachent à leur population. L’arme nucléaire ! Des charges nucléaires, disséminées partout sous les glaciers Antarctiques. En toute discrétion. Quelques autres dissimulées dans vos belles cités... S’il venait à quelqu’un l’idée de nous envahir, nous vendrions chèrement notre peau, ici ou ailleurs. Boum ! Et malgré ça, de la joie, de la bonne humeur ! Voilà ce qu’il nous faut ! Je vous considère comme mon Invité Perpétuel, et vous nomme si vous le désirez Conseiller de l’Etonnement. Le Père Noël, définitivement établi en Antarctie, offre à son Président les clés de la valise nucléaire. En direct ! Ce sera une bien belle soirée de Noël…
- … ou un beau coup de bluff…
- … C’est une possibilité. Aussi nous laissons, pour le moment, chaque Etat, les Russes, les Américains, les Chinois, procéder à leurs petites vérifications.
- Un peu de thé, Monsieur Pelot ?
Lucile n’avait pas desserré les dents. L’Homme Rouge l’ignorait, comme si elle était quantité négligeable… Sous son regard noir, elle entrait en fusion. - Ha, tu veux de l’étonnement ! Ça ne se passera pas comme ça. Tu vas avoir une drôle de surprise... Et puis, hors de question de rester ici ! Jacques est à moi ! S’il ne l’est pas encore, il le sera…
- Dis, je peux avoir du thé moi aussi, Grand-Père ?
Lucile regarda son neveu, Elie, assis à ses côtés, et sembla extrèmement confuse qu'une telle situation se soit produite.
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