De l'autre côté
Le linge séchait au soleil sur le tronc oblique d'un palmier. Il faisait chaud, l'air du désert était sec. Le ruisseau s'évasait en cascades avant de se perdre plus loin dans les dunes, formant une oasis, un espace apaisant, ombreux et frais, au sol profond. Arthur avait décidé de faire halte, pour quelques minutes.
Il regardait l'espace nu qui s'étendait devant ses yeux, et savait qu'il lui faudrait le traverser, pour atteindre les falaises, en face. Cette perspective ne lui plaisait pas. Que voulait l'Homme Rouge ? Il regarda sa montre. Cela faisait maintenant trois quarts d'heure que la poursuite était lancée, et il n'avait pas d'explication plausible, sauf à penser qu'il souhaitait le perdre. Mais ni lui ni aucun autre n'avait choisi cette situation, ni le terrain de chasse.
Une chose était pourtant assurée. L'homme Rouge était passé ici, laissant ses empreintes en surimpression dans les roselières, parmi les traces d'animaux venus boire au matin, avant la chaleur du jour.
Il longeait les falaises à présent, cherchant un passage. Encore une fois, la traversée avait duré une vingtaine de minutes. Dans le sable, les traces étaient plus faciles à suivre. Arthur avait constaté, avec satisfaction, que l'Homme Rouge avait tenté de maquiller ses traces. Mais au bout d'une vingtaine de mètres, il y avait renoncé. C'était bien lui.
Il tâtait maintenant la falaise, là où les traces s'arrêtaient, repensant aux quelques animaux rencontrés en chemin, gazelles, oryxs, fennecs, et à cet avion écrasé, énigmatique. A plus d'un kilomètre sous les glaces.
Il fallait remonter maintenant par des sortes de marches rudimentaires taillées dans le roc. Une grotte s'ouvrit devant lui, et il sentit une brise puissante pulser au rythme des courants ascendants du désert, apportant par instants, venant de l'autre côté, des effluves de pommes, d'aulnes et de sapins. Arthur commençait à comprendre la logique des lieux. iI souriait, car il savait qu'il atteignait désormais une zone tempérée, et eut l'espoir que bientôt, dans une vingtaine de minutes peut-être, il aurait rejoint une zone climatique proche du cercle polaire.
- Ublaahatsiatkut !
Arthur Aputikâ Tungalik, natif de Qaamiutaliruluk au Nunavut, venait de traverser trois climats en une heure dans la crainte persistante d'être suivi par un gorille, passant des forêts tropicales au désert puis au bocage normand, et tout, désormais, la luminosité, le paysage, la mer et ses odeurs, lui montrait qu'il était revenu à la maison. L'idée qu'il ait pu traverser l'épaisseur du globe, le magma, le noyau de ferro-nickel, l'avait effleuré un instant. Mais cela n'était pas possible. Les Antarctes avaient reconstitué un petit bout du Nunavut, ici, au contact de la roche du continent et de l'inlandsis glacé. Et quelqu'un venait de le saluer, dans sa propre langue, celle de ses parents.
- Aluu..
Un homme arrivait en kayak de mer, apparaissant entre les rochers du rivage. Il portait un anorak en peaux retournées, des mouffles, et utilisait son kayak comme un véritable Inuit. - De mieux en mieux... Pensa chaman Tungalik.
- Aluu, aluu ! L'homme accostait.
- Vous n'êtes pas Inuit.
- Non. Cela se voit tant que ça ?
- Mais vous connaissez l'Arctique.
- Le Groenland plus précisemment. J'y suis resté une année complète, jusqu'au printemps suivant. Je peux vous assurer que j'ai appris à trouver ma viande. Mais c'était il y a bien longtemps. Vous cherchez Eddy ? Je veux dire l'Homme Rouge, Eddy Castagnette ? Ha... Je vois que vous ne savez pas. C'est vrai qu'il fait tout pour faire oublier sa véritable identité. Mais vous savez, il y a soixante ans, on lui disait déjà "Castagnette, tu nous les brises !" Alors vous voyez, il n'a pas changé.
Arthur Tungalik avait beau être chaman, avoir des bases sérieuses en cette langue du Pays de France, il avait bien l'impression que certains éléments de la conversation lui échappaient.
- Vous viendrez bien partager notre hospitalité ?
Arthur était partagé, il lui fallait refuser l'hospitalité accordée, il poursuivait l'Homme Rouge.
- Je vois ce qui vous tracasse. Mais ne vous en faites pas pour lui. Vous le retrouverez. Nous avons des choses importantes à vous dire.
Ils marchèrent trois minutes, arrivant dans un vallon, en bord de mer. Il y avait une tente. Un feu était allumé.
- Depuis trois semaines, nous avons réglé la serre sur un passage accéléré au mode printemps. Je dois vous prévenir. Je veille un ami, qui est gravement malade, et cela fait partie de ses volontés. Revoir, une dernière fois, le printemps arctique. Eddy était là, il y a une demi-heure. Enfin, le truc qui le remplace. On peut dire ce qu'on voudra, c'est tout de même un ami fidèle. Même mort il nous emmerde encore. Il est venu. Il ne voulait pas laisser son vieux camarade partir, comme ça, sans un adieu.
Lorsqu'il rentra dans la tente, Arthur au premier regard vit qu'en effet l'homme gris au visage émacié, allongé sur sa couche, était mourant. Toute sa médecine ne pourrait rien y faire. Plus tard peut-être, il chanterait. Pour l'instant, il n'y avait qu'à sourire, assis auprès de lui, et écouter.
- La mort pour nous n'était rien. Disait-il.
- Nous n'avions que mépris pour cette société, et nous avions plus de mépris encore pour celle qui se préparait, cette société de la sécurité totale, de la naissance à la mort. La fin du tragique, la fin de l'héroisme ! Nous étions des combattants, ça oui ! Il nous fallait un défi, un ennemi !
- Nous voulions des récits épiques à conter à nos enfants ! Nous voulions fonder des Empires, des dynasties de Princes et de Rois !
- La mort pour nous n'était rien.
- Nous l'acceptions. Mais voilà ce que nous sommes devenus. A cause de Eddy. Et nous allons maintenant vers la fin.
- Où est-il ?
il sortit. il y avait une tombe. Il revint.
Le vieux s'était penché sur le côté.
- Alors voilà ce que nous allons faire...
Quelques minutes plus tard, le téléphone de Maesath sonnait.
- Tiloulit ! Tiloulit !
- Arthur ! C'est toi ? Mais où étais-tu ? L'Homme Rouge est remonté ! On s'est bien fait avoir ! Il est ici à la Résidence, avec ses hommes, qui se réveillent les uns après les autres. Cassy et moi, on s'est enfermés dans le bunker ! Ils attaquent la porte au marteau-piqueur !
- Maesath, j'ai un code de désactivation totale, un code viral qui doit effacer le programme lui-même.
Pendant que l'homme, lentement, parlait, Arthur transmettait à Maesath, et Cassy procédait au codage, sur les pupitres. Lorsque tout fut fini, l'homme retomba sur sa couche.
Et chaman Tungalik commença à chanter.
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