« Ici votre envoyé spécial à B21, Antarctie. Aujourd’hui, en ce lendemain de Noël, les Antarctes et les Australs se rendent aux urnes pour élire leur Président.

Pour l’instant, ces élections on lieu dans le calme, et je dois le souligner, dans la bonne humeur. Faut-il en rappeler l'enjeu, la fusion de l’Antarctie et de la République Australe ?

Après une longue guerre civile, le pays sera-t-il enfin réunifié ? Qui sera le vainqueur ? Deux idéologies s’affrontent. Deux systèmes, deux peuples pourrait-on dire, tant cette guerre au long cours aura été… »

- Steeve, change de chaine !

- Une minute !

Le bar du Lue Kou était une nouvelle fois pris d’assaut par l’équipe des Lutins, avec la bienveillance de Kevin.

Un panneau « Soirée Privée » barrait la porte d’entrée. Il avait hésité avec « Fermé », mais, au dernier moment, il avait opté pour un truc chic.

- Ha ! J'ai trouvé Antarctel !

« … hier matin, notre Président a accueilli le Père Noël. Pour la plus grande joie des habitants, les clés de notre beau Pays lui ont été remises, afin qu’il puisse visiter toutes les habitations, jusqu’au plus humble des sas thermiques.

Notre bien-aimé Président est parti en Traineau Volant avec le Père Noël et son Assistant...

...Oui, voilà, nous le voyons saluer la foule...

...afin que lui aussi soit auprès de chacun d’entre nous...

...n’a pas été oublié, puisqu’il a reçu, outre les clés de la Défense Nucléaire, un cadeau, un très beau chat appelé Minou. Voici les images… »

- Ha ! Je reconnais le Père Fouettard ! Et Jacques ! Ils descendent du traineau ! Incroyable, il l’a retrouvé ! Ils encadrent le Président !

- Quel gentil petit chat !

- Tu as vu les boots du Père Fouettard ?

- Ils repartent en hélicoptère.

- Bon, ben, tout s’est bien passé. Tu Changes de chaine, Steeve ?

- Une minute !

« … sondage sortie des urnes. C’est une chose incroyable ! Les prévisions des meilleurs spécialistes ont été déjouées. Le Président, en cette mi-journée, se retrouve en position de challenger. Sylvie, comment peut on expliquer cette situation ? »

«. .en effet... les sondages sortie des urnes montrent qu’une forme de saturation s’est emparée de la population Antarcte. D’où vient ce brusque changement ? Mystère.

Beaucoup, après avoir voté, rentrent à leur domicile et procèdent à des actes inciviques, comme repeindre leur sas thermique dans des tons Gaou, mot antarcte que l’on pourrait traduire par « de mauvais goût, peu harmonieux ».

Certains s’enhardissent même, et viennent voter dans des tenues provocantes. Un individu, habillé en rouge des pieds à la tête, ganté et cagoulé de rouge, a été rapidement maîtrisé par les forces de l’ordre. Il faut savoir, Jean-Paul, que le rouge est réservé au Président, et que le port du rouge par les citoyens ordinaires est sévèrement réprimé. »

« Mais, Sylvie, comment expliquer cette saturation dont vous nous parlez, et le déclenchement d’une vague de protestation aussi massive. A-t-on des pistes ? S’agit-il d’un complot ? »

« Il semblerait que non, Jean-Paul. La veille, Le Président a échappé à un attentat. Son hélicoptère a été détourné par un homme déguisé en Père Noël, aidé par un complice, un dénommé Fouettard, tous deux notablement habillés en rouge.

Cependant, l’opposition, dans sa grande majorité, est pacifique, et se différencie bien peu, pour nous qui sommes extérieurs, des Antarctes.

Avouons le. Les actions de protestation, violentes ou pacifiques, n’ont eu, jusqu’ici, que peu d'impact. Il semble que le phénomène vienne de plus profond, et qu’il balaie tout sur son passage. Il s’agit de tout à fait autre chose. »

« Alors, Sylvie, quelle est l’hypothèse la plus probable ? »

« Et bien Jean-Paul, il semblerait que tout se soit déclenché hier en matinée, peu après la cérémonie d’accueil du Père Noël, dont la retransmission a eu lieu sur Antarctel et sur quelques télévisions par satellite. C’est curieux, mais les personnes interrogées se sont déclarées excédées par l’apparition, au sein du Trio Rouge, d’un personnage habillé en Père Noël, et qui portait des boots mauves. Je cite :

« J’ai vu, à côté du Président et du Père Noël, un personnage portant un habit de Père Noël classique rouge, mais qui portait des boots mauves. Il avait un chat dans les bras, une mouette sur l’épaule, et pendant tout le temps, il a regardé la caméra. C’était bizarre, ce regard fixe. L’émission était de bonne qualité. J’étais heureux de voir que quelqu’un avait pensé à offrir un cadeau personnel à notre bien aimé Président. Mais je n’ai pas arrêté de penser à ces boots mauves, et au gars là, avec sa mouette, qui nous regardait fixement, habillé en rouge et caressant un chat. Elles étaient parfaitement Hinana, ces boots, mais quelque chose me gênait.

C'est peut-être le gros plan sur la grenouille, à un moment il a sorti une grenouille de sa poche. C'est très rare, j'en ai vu une au zoo, une fois, pareil, avec des gros yeux qui vous regardent, comme si elle attendait quelque chose.

J’en ai parlé autour de moi. Je n’étais pas le seul à avoir fait cette expérience, après avoir vu le Trio. C’était… très perturbant. J’ai très mal dormi. »

« Voilà, Jean-Paul. Ce monsieur n’a pas voulu dire quel était son candidat, mais il a admis avoir remarqué, en allant voter, plusieurs personnes qui repeignaient l’auvent de leur sas thermique ou un volet anti-tempête, en couleurs disharmoniques, le rouge bien souvent».

« Merci Sylvie. Et maintenant, les informations de notre reporter spécial sur la guerre… »

- J’ai rien fait ! Je le jure, j’ai rien fait !

- Monsieur Fouettard, pour la dernière fois, pour qui travaillez-vous ? Quels sont vos complices ?

Le Père Fouettard couinait, interrogé par les services de sécurité de la Résidence.

- Et ça, qui vous l’a fourni ? Le policier désignait la paire de boots mauves, qui trônait sur le bureau.

- C’est un cadeau de mes copains !

- Quels copains !

- Mes copains les Lutins !

- Tu te fous de nous ! Des noms !

- Ben… Steeve, Enzo et Mickey.

L’interrogatoire ne donnait rien. C’était un dur. Il renversait les rôles, et à l’entendre couiner de sa voix aigrelette, la plupart de ses tortionnaires préféraient aller prendre un café, ou aller quémander un peu d’air frais en allant interroger un prévenu moins coriace.

Il faut dire que Fouettard, au moment où il pensait bien craquer sous la pression, avait reçu un renfort psychologique de taille.

- Rainette ! T'es ressuscitée !

Sur le coin du lavabo, dans sa cellule, il venait d'apercevoir sa grenouille, qui le regardait avec compassion. Cet évènement, extraordinaire, cette Vision des yeux et de cette large bouche, allait définitivement ancrer en Fouettard sa foi en la réincarnation, en une vie après la mort.

Il y avait mieux que Père Fouettard, mieux que Père Noël, mieux qu'une mouette. Il en était sûr désormais, la réincarnation ultime, indépassable, était la réincarnation en grenouille, dans un cycle infini de têtards devenants grenouilles ou rainettes, puis têtards à nouveau, intégrant les humains les plus parfaits, une fois parcouru leur chemin spirituel, en un cycle d'éternité.

Cassy et Maesath avaient pris la fuite, par le stub menant aux serres de la Résidence. Le Conseiller Diplomatique fut appréhendé, puis interrogé sur sa conversation téléphoniques avec Fouettard, puis sur son accointance supposée avec la fausse équipe de ZTV. Mais, là encore, et pour de toutes autres raisons, cela n’avançait guère. Il ergotait, et avait finalement réussi à démontrer que la responsabilité de l’introduction de ZTV à la Résidence incombait au service du standard, ainsi qu’à la garde rapprochée du Président, incapable de faire son travail, lui seul étant resté debout à s’opposer vaillamment aux assaillants, allant même jusqu’à assumer, face à eux, au péril de sa vie, les responsabilités présidentielles.

Les hommes étaient fatigués. Vaguement inquiets aussi en raison des nouvelles qui circulaient, et dont le rythme s’accélérait. En milieu de matinée, on savait que le vote serait serré. Vers midi, la situation prenait des proportions alarmantes. Le soir l’ambiance était à la révolte.

L’Homme Rouge, constatant l’échec patent des Programmateurs, Codistes, Harmonistes et autres Agents de Propreté, voulut recourir aux forces de l’Armée et de la Police pour fermer les bureaux de vote. Mais ces hommes, rompus à l’Ordre et au Combat, trainaient des pieds. Ils en voulaient à l’Homme Rouge de les avoir méprisés. Un groupe d’officiers Antarctes maintenait, clandestinement, des liens d’amitié avec des officiers Australs. Quoique leurs liens consistassent essentiellement à jouer à la belote, dans un Dôme isolé situé à l’écart près de la frontière, ces liens étaient néanmoins assez forts pour se transformer en collusion, chose commune lorsque l’amitié et l’intérêt se trouvent réunis. La Révolution des Valets balaya tout en l’espace d’une semaine. L’Etat succomba. L’opposition Australe elle-même apparut quelque peu vieillie dans d’incompréhensibles chamailleries internes, et perdit un peu de son aura. L’Etat Antarcte s’effondra et le peuple des Bases se recomposa quasi immédiatement sur le modèle et sous le nom de République Australe.

Les élections n’ayant pu avoir lieu, il fallut tout recommencer. Il y aurait des représentants élus. La République Australe serait une démocratie parlementaire. Le Père Fouettard, libéré, acclamé par les foules, fut approché par des membres de l’opposition en déroute, souhaitant récupérer, pour une part au moins, la révolution des Valets. Il fut élu, ainsi qu’un certain nombre de têtes nouvelles avec lui. Il obtint la nationalité Australe.

Tout cela avait été obtenu en trois mois. Après trente années de conflit armé.

Entre-temps, Lucile et le père Noël avaient trouvé la sortie, discrètement, quittant une scène brièvement occupée. Une fois bien cachés sous la neige recouvrant leur sas thermique, le climat Austral sembla leur convenir... Ce qu'ils y firent, c'est leur secret. Ce n'est pas bien difficile à deviner !

Comme le reste du temps, il fallait bien s'occuper, Jacques apprit à jouer de la trompette. Les sas thermiques sont peu adaptés, pour l'accoustique. Alors il jouait dans le stub, envoyant ses fausses notes bien loin de Lucile, en d'infinies répercussions sur les paroies glacées. Les séances étaient courtes. Jacques regrettait de ne pouvoir jouer avec des moufles.

Le troisième jour, les Partisans, apportèrent des provisions, annonçant la libération du Pays. Cela tombait bien pour Jacques. C’était bientôt les vacances, qui commençaient comme chacun sait, le 1er janvier de chaque année.

Quelques temps plus tard, le Père Fouettard songea au retour à Clichy. Il venait de voter une motion de censure, provoquant la dissolution du Parlement à la majorité plus une voix.

Suite aux nouvelles élections, il ne faisait plus partie de l’assemblée, ayant obtenu 0,2% des suffrages. Vivant dans sa chair l’amère expérience de la destinée de l’élu, il quittait, brutalement et dans la douleur, son statut d’élu du destin.

Mais avant d’envisager une suite, il leur restait encore une chose à faire.