Chapitre 6 : ses lèvres avaient un goût d'eau plate
- Rubie, reste avec moi !
- Je suis avec toi Théoxane, déclara-t-elle d’une voix chancelante tandis qu’elle revenait à elle. Je serais toujours avec toi.
Il la prit dans ses bras, la serrant si fort contre son cœur qu’elle pouvait l’entendre palpiter.
- Peu importe ce que tu as fait, dit-il simplement, ton frère est vivant. Tu as réussi.
Elle sentait la colère bouillir en elle, si ardente qu’elle en avait chassé la peur. Pourtant elle aurait dû exploser de joie, pleurer toutes les larmes de son corps meurtri, mais seuls sept petits mots parvinrent à sortir de sa bouche :
- Le roi est mort, vive le roi.
Il n’y avait pas de quoi se réjouir, sans sa magie Rubie aurait perdu tout ce qui restait de sa famille et n’aurait plus eu pour seul allié que cet homme-enfant qui lui tenait la main à l’instant même. Était-ce donc cela la vie, être sauvée par la plus terrible de ses malédictions ? Fallait-il inéluctablement souffrir ? Plus les épreuves passaient sur elle, plus elle finissait par croire qu’exister était une fatalité. Bientôt, le monde l’aurait vidée de toute cette innocence qui la rendait belle. Bientôt, elle ne serait plus qu’une humaine dans la foule, et cette idée la faisait tressaillir.
Elle s’approcha du balcon pour reprendre de l’air et vit son frère, à genoux dans l’arène, tremblant de douleur. Les médecins se jetèrent sur lui comme une bande de vautours affamés, mais aucun d’entre eux n’avait les compétences nécessaires pour lui venir en aide. Elle seule les avait.
Il l’a mérité, songea-t-elle un instant. Mais il était sa famille…. Toute sa famille…. Tout ce qu’elle n’aurait jamais pu choisir, tout ce qui ne lui laissait jamais le choix.
- On devrait descendre le voir, lâcha-t-elle enfin.
Théoxane acquiesça.
Quand ils posèrent leurs pieds sur la dernière marche du petit escalier de pierre, il n’était déjà plus là. Une charmante demoiselle en uniforme les redirigea vers ce qu’elle appelait : « la chambre du roi ». Rubie sourit à l’entente de cette appellation ridicule. Andréas n’était rien d’autre qu'un prince déchu qui se complaisait dans ses rêves de gloires inatteignables, il n’avait rien d’un souverain. Pourtant c’était un homme juste, droit et porté sur l’honneur, mais ses lèvres avaient un goût d’eau plate. Il était fade, dépourvu de hargne et de ce charme si particulier qu’ont les meneurs. Sa confiance retombait comme les pétales d’une fleur fanée, ses paroles n’accrochaient que le vent. Dans une société rosée, il faut savoir être un champagne pour être un roi, et Andréas ne l’était pas.
- A quoi tu penses ?
Elle tourna le regard vers Théoxane, sa main toujours glissée dans la sienne.
- A rien, déclara-t-elle, si ce n’est au fait qu’Andréas est désormais le chef de mon clan, ce qui me met dans l’obligation légale de lui obéir alors que sans moi il ne serait même plus de ce monde. C’est paradoxal, et je ne sais pas ce que je dois en penser. Je devrais être heureuse qu’il soit en sécurité, j’essaye, mais je n’y arrive pas.
- Il faut que la pression retombe. Ça va passer, t’inquiète.
- Sans doute.
Dans le silence palpable, elle contempla le ciel qui brillait de ses reflets matinaux.
- Tu sais quoi, parfois je regrette de ne pas être née totalement oiseau. Si ça avait été le cas, je n’aurais pas eu de frère à protéger, pas de sentiments confus qui se baladent dans mon cœur. Je n’aurais eu qu’à voler, voler jusqu’à ce que les ailes m’en tombent, jusqu’à la liberté. Tu veux que je te dise, ils ne le savent peut-être pas mais les oiseaux ont une vie parfaite.
- Peut-être, lâcha Théoxane d’un ton détaché, mais si t’avais été un faucon, on ne se serait jamais rencontrés.
Elle le regarda étrangement.
- C’est pas faux…
- Et ça aurait été réellement dommage de te priver de mon incroyable compagnie, tu ne crois pas ?
- Je crois… je crois que ce fait donne encore plus de sens à l’adjectif « parfaite ».
Le visage du jeune homme se maquilla de fausse indignation. Rubie sourit délicieusement. Il l’attrapa par la taille, la posa sur son épaule et la fit tourner jusqu’à en perdre la tête. Elle rigolait, d’un rire qu’elle ne pouvait pas contrôler, et il riait avec elle. Il était insupportable. Il lui faisait du bien.
- On est arrivé devant la chambre de monsieur sa majesté, dit-il en la déposant sur le sol.
Et la jeune fille perdit instantanément toute trace de bonne humeur.
Allongé sur un lit décoré de soie et de coussins carmin, Andréas gémissait. Il tourna la tête péniblement, mais la douleur s’évanouit quand il aperçut sa sœur et son meilleur ami. Il sourit. Théoxane lui témoigna tout cet amour viril auquel Rubie ne comprenait rien tandis qu’elle restait silencieuse, adossée contre le mur, tentant de trier ses émotions.
- Alors, comment je suis censé t’appeler, questionna Théoxane en sirotant un jus de fruit posé sur la table de chevet, sa seigneurie, votre grandeur ?
Mais Andréas ne l’écoutait pas, il n’avait d’oreille que pour le silence de Rubie.
- Mec, tu peux nous laisser une seconde, dit-il, faut que je parle à ma sœur.
Le jeune homme n’opposa aucune résistance et quitta la chambre dans une large révérence teintée d’ironie. Elle le regarda partir, curieuse d’entendre ce que son frère avait à lui dire. Néanmoins, elle craignait sa réaction. Utiliser ses pouvoirs avait chamboulée son cœur, elle ressentait tout de façon exacerbée, et la colère prédominait.
- Tiens donc, s’indigna-t-elle, maintenant tu veux me parler ?
- Rubie, écoute-moi s’il te plait. Je sais ce que tu as fait...
- Ce que j’ai fait ?
- Pour qu’Emelus perdre son épée.
Elle s’arrêta un instant. Si elle parlait, la rage allait jaillir de sa gorge comme le feu destructeur d’un dragon. Ce garçon ne manquait pas de culot, et s’il n’avait pas partagé son sang, elle se serait fait un plaisir de l’étrangler.
- Et alors…finit-elle par répondre, tu comptes me reprocher de t’avoir sauvée la vie ?
Andréas se redressa, tirant sur la peau de son torse qui le faisait souffrir. D’un simple regard, elle accentua sa douleur. Là, il l’avait mérité.
- Je t’interdis de me faire la morale. Si j’étais restée passive tu serais mort. Et à voir comment tu oses me prendre la tête, je finirais presque par le regretter.
- Tu ne le pense pas.
Vrai.
- Ecoute, si j’ai entrepris ce combat, c’était uniquement dans le but de te protéger, et c’est aussi pour cela que je te « prends la tête » comme tu aimes si-bien le dire.
- Me protéger ? Tu savais très bien où nous mènerait cette situation quand tu as décidé de te jeter dans l’arène sans daigner m’en avertir. Qu’est-ce que tu croyais, que j’aurais gentiment laissé la seule personne qu’il me reste mourir ? Je t’en prie ! La seule chose qui me met en danger ici, c’est de continuer à me battre pour nous deux quand tu n’en as rien à faire. Je suis ta sœur et j’agis comme telle, mon erreur est de croire que tu feras un jour de même. Et au fait, ne laisse pas le luxe te monter à la tête, tu n’as et n’auras jamais rien d’un roi.
Sur ces mots, elle quitta la chambre dans un claquement de porte. Théoxane hésita à la suivre, mais il savait très bien où elle allait, et il préférait d’abord tenter de comprendre ce qui était arrivé.
- Qu’est-ce que tu lui as dit, demanda-t-il en s’asseyant sur le bord du lit.
- Rien d’autre que la vérité. Elle s’est mise en danger, c’était totalement inconscient.
- Sérieusement ?
Théoxane commençait à connaitre Andréas. Il savait que rien n’était jamais de sa faute, et que sa sœur demeurait à ses yeux une petite chose fragile. Il pensait avoir le droit de jouer avec la mort quand il ne la laissait même pas regarder la partie. Au fond c’était un homme bien, d’apparence il était exécrable.
- Mec, c’est toi qui as merdé en t’inscrivant pour ce combat, alors laisse Rubie tranquille s’il te plait.
- T’as pas vraiment l’air de comprendre, si les Condor la trouvent elle est morte.
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