chapitre 59 : passe moi le sel
Le long des couloirs, toutes les jeunes filles se promenaient, le bras bien accompagné. Les caméras les fusillaient du regard, captant chaque seconde de leurs babillages inutiles. Elles feraient bientôt la une de la presse à scandale, sujets privilégiés des salons de bonne famille. Nala y tiendrait une place particulière. Installée près de Neve Muzak, il avait la main posée sur sa cuisse de façon sans équivoque. Elle souriait, d’un sourire sincère que l’on ne retrouve pas d’ordinaire chez de jeunes porteuses de sphère. Son sang gris avait vite été oublié, et ce garçon de bonne famille semblait lui porter une attention qu’il ne souhaitait destiner à personne d’autre. Peut-être seraient-ils le premier couple à se former au sein de ce palais. Quoi qu’il en soit, Rubie en aurait été ravie.
Seule, et fière de l’être, la jeune fille erra si longtemps à travers l’aile Ouest qu’elle finit par se retrouver totalement coupée des rires frivoles de ses camarades, et des bruits de baiser qu’absorbaient les murs. Epuisée, elle laissa son corps glisser contre l’un d’entre eux. Elle laissa le temps filer jusqu’à ce que ses muscles se remettent de l’effort de la danse, et que son cœur ne cesse de battre aussi fort.
Lorsqu’elle voulut se relever pour retourner au théâtre, elle se rendit vite compte qu’elle n’avait absolument aucune idée du chemin à emprunter. Cette petite idiote n’avait pas le sens de l’orientation. Elle en était consciente, mais agissait constamment comme si ce n’était pas le cas. Elle déambula donc de nouveau dans les couloirs, priant pour croiser quelqu’un qui pourrait la renseigner.
- Perdue ?
Cette voix suave et cet accent, il n’y en avait pas deux semblables dans le monde.
- Tu es perspicace dit-moi, déclara Rubie tandis qu’elle passait à côté de lui sans lui prêter attention.
Au fond d’elle-même, elle savait qu’elle devrait lui demander le chemin, mais sa fierté lui interdisait de le faire.
- Et toi beaucoup trop fière. Je sais comment retourner au théâtre, au cas où ça t’intéresserait.
Bien sûr que cela l’intéressait, mais elle ne pouvait pas accepter.
- Non, merci, répondit-elle à contrecœur. J’y arriverai très bien toute seule.
- Comme tu voudras.
Puis il fit demi-tour.
- Attends ! s’écria la jeune fille tandis que sa raison la guidait encore. J’arrive !
Marco sourit et lui tendit le bras. Sans trop de surprise elle le refusa.
- Tu es vraiment différente des autres, tu sais.
Il avait dit cela d’un ton ordinaire, comme s’il ignorait la résonnance particulière que sa phrase aurait en Rubie. Pour elle, elle avait l’effet d’un véritable compliment. Pour lui, celui d’un « passe-moi le sel ».
- Vous êtes trop charmeur, monsieur Da Silva.
Elle était revenue à ce vouvoiement qu’il était plus sage d’aborder en sa présence. Elle était heureuse de le revoir, mais ce qu’elle ressentait lui faisait affirmer avec justesse qu’ils ne pourraient jamais être de simples amis. Elle n’avait pensé qu’à lui… elle ne pensait qu’à lui, et au-delà de la magie, il chamboulait ses émotions plus que de raisonnable. Elle ne pouvait pas se permettre de lui accorder de l’attention… cette attention… en ces temps où elle désirait élever ses ambitions.
- Peut-être ne le suis-je qu’avec vous, mademoiselle Falcon. Ce qui, je le conçois, serait idiot puisque vous cherchez de toute évidence à m’éviter.
- Je danse avec vous, je ne crois pas que ce soit la meilleure manière de vous éviter.
- Vous me vouvoyer, je ne crois pas que ce soit la meilleure manière de me montrer votre affection, ou encore votre soulagement à l’idée de me savoir en vie.
Ses lèvres sourirent. Elle, non. De toute sa raison elle s’efforçait de rester impassible, mais son cœur s’était allié à son corps, et ensembles ils souriaient.
- Je n’ai jamais été aussi heureuse que depuis que je te sais en vie.
La porte du théâtre se dessina dans le lointain. De nouveau, elle disparue.
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