chapitre 64 : ne pose pas de question
Sans Nala, la journée s’annonçait plus longue que ce que Rubie aurait imaginé. Les railleries qui fusaient à son égard lui paraissait supportable lorsqu’elle était accompagnée, mais maintenant qu’elle était seule, elle se sentait plus observée que jamais. En entrant dans le théâtre, elle ne s’attendait pas à trouver une ribambelle de garçon, tors nu sur le sol et transpirant de sueur. Machinalement, elle chercha Marco du regard. Il n’était pas là.
- Mademoiselle Falcon, l’interpella Rose, savez-vous où se trouve votre amie ?
Elle ne prit même pas la peine de prononcer le nom de Nala, songeant que cette appellation, « amie de Rubie », ne pouvait désigner personne d’autre.
- Elle est souffrante, déclara la jeune fille sans lui accorder un regard.
- Souffrante dites-vous. Vous nous faites faux bon hier et voilà que c’est elle qui nous abandonne aujourd’hui. Je vais finir par croire que vous manigancez quelque-chose dans mon dos.
- Je vous assure que non, madame, nous n’oserions jamais.
Rose se satisfit de cette réponse, tout en connaissant cependant les mensonges qu’elle dissimulait.
- Une fille de moins, parfait ! s’exclama Rodrigo en faisant rouler trois fois son « r » sur sa langue. L’un des garçons n’est pas là non plus. Il s’est foulé la cheville, quelqu’chose de pas beau à voir !
La cheville ? Il avait soigné celle de Rubie et se foulait la sienne juste après ? Etrange coïncidence. Elle aurait pu s’attarder sur la question mais décida de penser à autre chose, Marco occupait déjà bien trop son esprit.
Neve, le cavalier de Nala qui avait remplacé le sien, était un garçon sculpté comme un homme. Des épaules carrées, un tors musclé et des pectoraux bombés, s’il n’avait été imberbe, jamais elle n’aurait deviné son âge. Il avait la peau pâle comme la nuit, réhaussée d’une crinière rousse qui lui donnait son charme. Il lui tendit sa main, leva la paume pour que Rubie puisse y poser la sienne puis, de l’autre bras, l’attrapa par la taille et la fit passer derrière lui. Son toucher était plus brut, plus professionnel que celui de Marco. Son visage ne bougeait pas quand il dansait, hormis ses sourcils qui se pliaient nerveusement. Il était dépourvu de passion, semblable à un pantin animé par les coups de bâton de son maitre. Si elle n’avait senti la chaleur de sa chaire, Rubie aurait juré qu’il était fait de bois.
Toute la journée ils restèrent ainsi, proche dans l’espace mais distant dans le cœur. Nala avait pourtant rit avec lui, mais Rubie ne lui trouvait aucun intérêt. Il était vide, plat et lisse. Il n’avait pas ce charme exotique qu’elle retrouvait chez… Non. Pas encore lui. Certes, ce garçon-là n’était pas Marco, mais lui, au moins, la laissait se concentrer. Pour la première fois de toute sa vie, elle n’oublia aucun pas, ne commit aucune maladresse, ne heurta personne et n’eut de Rose pas la moindre remarque. Bien sûr, elle n’était pas gracieuse, belle et légère comme ses camarades, mais elle faisait moins tache dans leur ballet de plumes volantes.
Quand l’horloge sonna la dernière heure de cours, Rubie s’empressa de rejoindre la chambre de Nala. Allongée sur son lit, la jeune fille dormait encore.
- Lève-toi ! lui hurla-t-elle à l’oreille tandis qu’elle la secouait de toutes ses forces. Tu m’as demandé de te retrouver ici et me voilà, maintenant montre-moi ce que tu avais à me montrer !
Encore pataude, un filet de bave sur la joue et les cheveux ébouriffés, Nala se releva doucement, sorti de son placard deux capes noires et en tendit une à son amie.
- Met ça et suie moi ! Ce que je veux te faire voir ne se trouve pas ici.
Rubie la suivit dans des couloirs qu’elle n’avait encore jamais empruntés jusqu’à une porte qu’elle ne connaissait pas.
- Tu t’es fait ton propre réseau de passeur ! s’exclama-t-elle. Comment y es-tu parvenue aussi vite ?
- Ne pose pas de question.
- Salomé me tuera si elle apprend que je suis sortie sans-elle !
- Ne te pose pas de question.
Puis, la main décorée d’une fine trainée de sang, Nala s’engouffra tout entière dans la petite porte en bois.
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